Maïmouna Gueye : “L’écriture ou la vie”
Prédestination pour le théâtre
Maïmouna Gueye fait ses premiers pas sur scène en Afrique alors qu’elle n’est encore qu’une toute jeune femme. Elle incarne la sublime Antigone de Sophocle, figure tragique écrasée sous le poids de la machine oraculaire, emportée dans le torrent d’une gigantomachie la divisant entre famille et cité. Une entrée en matière dans le drame, déjà vaste présage au fond pour la comédienne d’une existence où l’on joue sa vie, la seule chose, du reste, que l’on ait à jouer. Un rôle emblématique du combat que Maïmouna livre depuis l’enfance et qu’elle ne cessera de mener avec acharnement pour se relever des coups du sort, tordre sa destinée et l’emporter. Sur scène, Maïmouna est tout de suite à son aise, elle est même douée. Eclatante du talent naturel par la grâce duquel elle vit ce qu’elle joue parce qu’elle joue ce qu’elle vit, des rôles vibrant aux battements de son insurrection perpétuelle, des rôles dans lesquels sa démesure explose et sa voix se libère à corps ouvert. Plus qu’une simple vocation, le théâtre est un appel auquel on ne se refuse pas, une pulsion en réponse à un besoin vital, celui de s’extraire à tout prix d’un contexte familial sans espoir et sans issue : « Je devais m’échapper si je ne voulais pas étouffer le cri de la jeune femme que je devenais ».
Entre attraction et répulsion
Irrésistiblement attirée par le parfum de liberté qui se dégage de l’autre côté de la mer dont le bleu est la couleur d’une promesse, une promesse à laquelle elle tient et qu’elle se doit de tenir à chaque fois qu’elle se rappelle les yeux de sa mère, Maïmouna Gueye quitte sa terre natale pour rejoindre la France en 1998. A son arrivée, passionnée et toujours aussi douée pour le théâtre, elle entre au Conservatoire d’Avignon, mais elle déchante aussitôt : le rayon de paix dont elle rêvait dans la nuit du tourment africain a perdu de son éclat. La violence a ici aussi droit de cité, mais cette fois de façon sourde et pernicieuse. Révoltée par ce qu’elle nomme avec lucidité le « racisme ordinaire », ce cancer à figure humaine qui ravage les esprits, Maïmouna Gueye refuse de se taire, elle résiste et riposte à son tour avec les armes qui sont les siennes.
En 2004, elle entre dans le cercle intime des « Monologues du vagin », l’occasion pour elle de révéler la vérité nue et la réalité crue du texte de Eve Ensler, le pouvoir de s’élever contre les pratiques meurtrières qui souillent le corps des femmes en Afrique : excision, viol nuptial, mariage forcé, avortement sauvage. Sa force, celle « qui vient avec la fragilité », sa langue, sa voix et son corps sont autant d’armes qu’elle mettra au service des autres femmes, de toutes les femmes, en les mettant en œuvre, autrement dit en les mettant en scène dans ses propres créations originales pour le théâtre : avec « Souvenirs de la dame en noir » en 2003 et « Bambi elle est noire mais elle est belle » en 2006, deux pièces fracassantes, à la résonance violente et sans complaisance, qui s’inspirent directement de l’expérience intime de la comédienne, en prise frontale avec une réalité dont elle a décidé de crever le mirage.
La scène comme exutoire
Se déployant dans son travail d’écriture, Maïmouna gagne en force d’impact et en gravité : pesant chacun de ses mots mais n’en retenant aucun, elle envoie des coups qui n’épargnent personne, ni l’Afrique, son berceau, ni le Sénégal, pays profondément musulman qui malmène la liberté des femmes, corrompt leur désir quand il ne l’excise, ni même la France, contrée à la force d’attraction proprement magnétique mais dont l’horizon tel qu’elle l’avait imaginé n’est en effet qu’un songe aux couleurs ternies et aux parfums estompés.
En révolte perpétuelle, la comédienne dont la saine colère, authentique racine de son être tout entier dressé, menace d’éclater à tout instant, sait combien l’expression est salutaire : « Il faut que ça sorte, sinon on ne sait pas jusqu’où la violence peut nous mener ». Cette violence Maïmouna la connaît par cœur, c’est celle que sa mère, ses sœurs et bien d’autres femmes encore ont vécue, celle qu’elle a donc en partage à son tour reçue, celle dont elle est elle-même au fond issue. Une violence insupportable que la comédienne refuse et dont elle entend aujourd’hui retourner la courbe pour la convertir en force. Nul courage, insiste-t-elle, dans ce geste qui, pourtant, est à bien des égards parfaitement admirable. Jouer sa vie et la jouer pour les autres est une évidence. Maïmouna ne voit aucun autre sens à donner à son existence.
Il ne s’agit pas là d’un choix mais d’une destination, mieux, d’une promesse, celle d’ouvrir à la parole les blessures silencieuses. Pousser le cri des femmes qui n’en ont plus la force, recouvrir de sa voix leurs plaies encore béantes, recoudre du fil de ses mots leurs parts à jamais manquantes. C’est donc à la fois pour exorciser et conjurer le crime que Maïmouna a décidé de briser le silence. D’une sincérité désarmante mais tranchante, les cris de Maïmouna crèvent le cœur et percent à jour les nuits de meurtres.
Jeune femme aux accents graves mais aux tons profondément joyeux, Maïmouna Gueye s’est échappée de cette proximité avec la violence en introduisant un espace du jeu au théâtre qui lui est salutaire. Elle travaille aujourd’hui sur son troisième projet d’écriture, un projet à l’écriture allégée mais toujours aussi profonde, consacré au motif de la séparation. « Rupture amoureuse ou conversations avec Cupidon », les ruptures amoureuses n’y étant que le faisceau d’un spectre beaucoup plus vaste permettant de faire rejaillir la déchirure originelle dont l’histoire s’est chargée et dont Maïmouna est elle-même issue. Une séparation qui fait d’elle, non une femme divisée mais un être universel ouvert sur une infinité.
Nora Monnet
Quelles sont vos racines, réelles ou imaginaires ?
– Mes racines sont doubles, torsadées, métissées, issues d’un mélange de la langue, de la pensée, de la culture. Je ne comprends pas que l’on parle d’ « intégration », c’est un mot que je n’aime pas, on s’intègre de toute façon, qu’on le veuille ou non. Je suis l’africaine, la femme qui dit non et la française, la femme qui se libère dans l’écriture. Je ne suis pas une, ni deux, je suis plusieurs, une infinité. Dans ma famille, je symbolise le tronc, mes sœurs, les branches et les feuilles. C’est très lourd à porter mais par amour on peut tout porter.
Existe-t-il un espace qui vous inspire ?
– Le corps. Accepter cette sensibilité qui affleure dans chacun de ses gestes et apprendre à lire ce que chacun des autres corps a vécu. Le corps est ce qui nous exprime, c’est pourquoi j’aime observer les autres, le corps nous raconte des choses et nous fait parler.
Quelle partie du corps ou de l’être vous fascine le plus ?
– Les yeux. Les yeux de ma mère.
Vous sentez-vous proche de vos maîtres ?
– Gérard Chenet est celui qui le premier m’a fait confiance. Il a su tout de suite déceler en moi ce besoin de parler et il ne s’en est pas tenu à mon accent ou à mon débit, il a vu autre chose et c’est ainsi qu’il m’a encouragée, qu’il m’a communiqué ce désir de me faire confiance à mon tour et que j’ai alors véritablement appris à travailler sur moi.
Quelles sont vos obsessions et comment nourrissent-elles votre travail ?
– Ce qui m’obsède, c’est le jugement de quelqu’un qui ne me connaît pas, qui me juge rien qu’à la plastique de ma couleur et qui est comme surpris quand il découvre que je suis plus que cela, qu’il y a quelque chose d’autre, que je déborde de cela parce que je m’y débats. Je suis lassée d’être en perpétuelle confrontation, d’avoir sans cesse à m’armer pour prouver qu’il y a en moi de la pensée. J’en ai assez de me battre, je l’ai déjà assez fait.
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