Cannes 2010 en direct – Dernières fois
L’éclat singulier des dernières fois. Juste avant la fin, une dernière fois, parcourir tôt le matin une Croisette quasi-déserte, à peine chahutée par quelques noctambules titubants, somnolents, égarés. Croiser quelques joggers. Quelques éboueurs aussi. Savourer cette quiétude lumineuse. Avant de regagner les salles obscures du palais. Pour une dernière séance.
Une dernière fois, en chemin, contempler les yachts scintillants, au large d’une baie pavoisée. Se demander à nouveau si les nuits des VIP, bercées par la houle, au large de la foule, y sont tellement plus belles que nos jours. Une dernière fois sourire aux groupies, postées devant Le Martinez, sentinelles vaillantes d’une gloire souvent provisoire. Une dernière fois surprendre sur le visage des festivaliers, certains déjà en partance, en route vers la gare ou l’aéroport, fatigue et hâte mêlées. Les entendre râler. Une dernière fois slalomer entre vigiles, policiers, gendarmes et “men in black” à oreillettes, guest-stars d’un Festival de toute façon sous haute sécurité. Une dernière fois happer d’un regard la multitude d’affiches de films, géantes, obsédantes, qui jonchent les façades des grands hôtels, leurs terrasses, leurs murets. Les confondre avec les pubs voisines de même format, qui pour un joaillier, qui pour un parfumeur, et rêver d’un monde sans logo. Une dernière fois, lever la tête vers la forêt de projecteurs, au loin, qui surplombent le studio à ciel ouvert, en bord de mer, du “Grand journal” de Canal +, partenaire si peu discret du Festival, tandis que le décor est peu à peu démonté. Poussières d’étoiles, en effet.
S’en détourner. Avancer. Puisque ce samedi 22 mai est l’avant-dernière journée de cette 63e édition. Et qu’un temps splendide, éclatant de douceur, accompagne ce lent déclin, cette chronique d’une mort annoncée. Le paradoxe est juste et joli : la fête s’achève, même si elle n’est pas encore tout à fait terminée. Derniers feux, en effet.
Dernier film
Pour preuve, la projection de l’ultime film en compétition (le matin pour la presse, à 19h pour les officiels et les invités). “L’exode ; soleil trompeur 2”, du réalisateur russe Nikita Mikhalkov. Du… “tsar du cinéma russe”, pourrait-on dire, puisqu’une récente pétition de ses congénères laissait entendre (et dénonçait) son omnipotence (et sa proximité avec Poutine). Il s’en défendra, cependant, lors de la conférence de presse cannoise, ce samedi midi. Surtout, il reviendra, passionnément, sur son œuvre fleuve de 2h30, qui lui a “pris” huit ans de sa vie, suite d’un (magnifique) premier opus également dénommé “Soleil trompeur”, réalisé en 1994.
Autant le premier, bouleversant de grâce défaite, était nimbé de références à Tchekhov, autant celui-ci, au cœur du bourbier de la Seconde guerre mondiale en Russie, évoque sans arrêt la noirceur, la folie des romans de Dostoïevski. Convulsif et religieux, oscillant de martyrs en miracles, de turpitudes en échappées prodigieuses, sans concession pour la figure obsessionnelle (alors) de Staline, le film, de fait, est assez… chargé. Passionnant, pourtant, de trouvailles esthétiques et poétiques. Ample. Mikhalkov filme les ténèbres : de l’âme, d’une époque, d’un peuple. Le début de la fin, en somme. Lui-même, face aux journalistes, évoquait une “métaphysique de la destruction“. Assez raccord, finalement, avec cette journée si particulière, puisque si crépusculaire, en dépit de sa météo si clémente. Un hasard, sans doute.
Derniers regrets
Car à la veille de plier bagages, c’est peu dire que cette édition 2010 laisse comme un goût d’inachevé. Pour les cinéphiles d’abord : les films en compétition, sans être désastreux – tout cela, évidemment, restant subjectif – ont été jugés dans l’ensemble moyens. Surtout si l’on songe que Cannes est le plus grand festival international du film au monde. Nulle fulgurance, nulle stupeur, nulle pâmoison en tout cas ! Et… nul débat, du coup : un exercice qui, pourtant, fait le sel de cette manifestation “balnéaire”. A peine si l’on a regretté la sélection du pourtant médiocre Doug Liman (“Fair game”), ceci en compétition : que n’a-t-on pas choisi, plutôt, le délicieux “Tamara Drewe” de Stephen Frears, comédie génialement stylisée, hilarante d’auto-dérision et de couleurs saturées, timidement (bêtement) proposée, hélas, hors compétition ?
Celui-là, au moins, aurait offert une alternative à ce déluge de longs métrages obscurs, taraudés par la guerre, la souffrance, et… l’absence du père. Des thématiques qui, certes, renvoient fort justement à la crise alentour. Celle-là même qui n’est probablement pas étrangère à la qualité intermédiaire de cette cuvée, d’ailleurs. Mais un peu de soleil – venant d’Europe du Nord… – dans l’eau froide n’aurait fait de mal à personne.
D’autant que du côté glamour-paillettes de la Croisette – indissociable, que l’on apprécie ou pas – là aussi les spécialistes du genre ont fait grise mine ! Moins de stars internationales pour électriser le palais et ses manants : tel est leur regret… Certes, d’Alain Delon à Gérard Depardieu, de Beth Ditto (l’incroyable chanteuse du groupe Gossip) à Woody Allen, Russel Crowe, Cate Blanchett ou Michael Douglas, certains des plus grands du moment (ou d’hier…) n’ont pas manqué de faire le détour sur le fameux tapis rouge. Merci pour les photographes. Reste les absences remarquées de Sean Penn et Jean-Luc Godard (très star, lui aussi, à sa façon). Ou les coquetteries des plus “hype” : ainsi l’acteur Johnny Depp, qui a refusé de monter les marches, préférant accompagner son amoureuse-égérie à la soirée Chanel, organisée à Cannes autour de Karl Lagerfeld (c’est dire si les “people” sont confrontés à de vrais dilemmes).
Derniers pronostics
Feu sacré oblige, les pronostics – que l’on ait vu les films ou pas, d’ailleurs – n’ont pas manqué de fuser néanmoins. En tête des Palmes d’or virtuelles, relayées par les magazines “Le film français” et “Screen”, qui dressent au quotidien pendant tout le Festival, et de façon exceptionnelle, le tableau d’honneur des longs métrages en compétition selon une poignée de critiques professionnels : “Another year”, du britannique Mike Leigh (il l’a déjà eu pour “Secrets et mensonges”, en 1996).
Juste derrière, pour “Le film français”, l’opus en forme de calvaire du Mexicain Inarritu, “Biutiful”, et pour “Screen”, le film gracieux et fraternel de Xavier Beauvois, “Des hommes et des dieux”. “Poetry”, long métrage coréen extrêmement bien construit, portrait d’une grand-mère courage aujourd’hui, est assez bien placé lui aussi dans les sondages (il est un peu froid, cela étant). On peut également attendre une récompense – le jury en décerne plusieurs, même s’il n’y a qu’une Palme, voire deux en cas d’ex-aequo – pour le déambulatoire et très charmant “Tournée” de Mathieu Amalric, ou pour l’esthétiquement glaçant et parfait “The house maid” de Im Sang-Soo.
Difficile, de toute façon, de mesurer le degré d’étonnement, voire d’effarement du président Tim Burton face à ces ouvrages… à des années lumière de son univers ! Réponse(s), probablement étonnantes, demain dimanche à partir de 19h15 (sur Canal +, encore et toujours).
Dernières petites phrases
En attendant, une petite revue des phrases les plus surprenantes ou les plus drôles, prononcées ça et là au cours de cette quinzaine légendaire (en réalité douze jours pleins) par nos amies les vedettes, peut éventuellement soulager cette attente, voire conjurer la mélancolie insidieuse qui grève toutes les dernières fois, belles ou pas.
Grand prix chevaleresque pour Russell Crowe, avec cette déclaration : “Ce qu’il y a de curieux avec Robin des Bois, c’est qu’il y a quelque chose de lui en chacun de nous“. Prix ex-aequo de la métaphysique à portée de tous pour Manoel de Oliveira et Woody Allen avec, pour le premier, “La mort c’est une sortie, une porte comme disait Tolstoï” et pour le second “Le seul moyen de vivre heureux, c’est de se mentir, sinon c’est insupportable”. Prix de la bi-polarité la plus assumée et la plus rock’n’roll pour Xavier Beauvois, avec : “J’ai la moitié de mon cerveau qui ne croit en rien et l’autre moitié qui croit en tout !”. Prix de la star attitude la plus naturelle au monde pour Juliette Binoche avec : “Je ne choisis pas mes projets, ils me choisissent”. Et prix de la provoc’ la plus maligne, parce qu’au bord du dérapage mais drôle quand même, pour Jamel Debbouze avec : “Je profite d’être à Cannes pour faire une déclaration à la presse internationale : moi aussi, je me suis fait violer par Roman Polanski à l’âge de 16 ans…”.
Pour sûr, ce n’est évidemment pas la dernière fois… que ce ludion-là nous surprendra.
Ariane Allard
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