« Zeitigung » : De Keersmaeker à l’épreuve du temps
Au Théâtre des Abbesses, le Théâtre de la Ville et le Festival d’Automne présentent « Zeitigung », une œuvre passionnante où une nouvelle génération de danseurs s’approprie le matériau chorégraphique de « Zeitung », une pièce du répertoire de Rosas, créée il y a dix ans. Un chef-d’œuvre, soumis à un regard nouveau.
Depuis quelques années déjà, Anne Teresa de Keersmaeker revisite son répertoire. Elle déplace les enjeux et les regards, qu’il s’agisse de pièces fondatrices créées dans les années 1980 ou de créations beaucoup plus récentes. Le procédé est passionnant, et le résultat toujours éblouissant, que l’on ait vu la version originale ou pas. La comparaison des deux est juste une sorte de cerise sur le gâteau, pour les aficionados de la plus grande chorégraphe contemporaine vivante.
L’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker est immense. Elle y puise à volonté. Une pièce créée il y a dix, vingt ou trente ans se trouve aujourd’hui interrogée et enrichie par une nouvelle génération de danseurs. Ceux-ci s’emparent de la substance chorégraphique et la trempent dans la sueur des corps actuels. Car les corps changent, et avec eux la façon de les habiter, de vivre avec eux et avec l’autre.
De « Zeitung » à « Zeitigung »
« Zeitigung » est une création très récente et en même temps la nouvelle mouture d’une pièce qui date de 2008 : « Zeitung ». Et comme pour sa nouvelle version de « A Love Supreme », De Keersmaeker passe d’une distribution mixte à une exclusivité masculine. Dans le quatuor interprétant le jazz de Coltrane, chaque danseur représente un instrument. L’approche de « Zeitigung » est radicalement différente. Sans parler de la musique : Bach, Brahms, Webern, Schoenberg. Ici, on ne cherche pas l’identification, mais l’inspiration.
Ce quatuor de compositeurs représente déjà une remontée dans le temps, du baroque vers le 20e siècle. Ce sont les danseurs qui font valoir les droits du 21e siècle et de leur avenir. Ils ont encore beaucoup de temps à vivre et leur style représente une attitude « new school ». Quand De Keersmaeker créa « Zeitung » en 2008, une grande partie des danseurs avaient travaillé avec elle depuis longtemps et forgé l’identité de la compagnie : Fumiyo Ikeda, Cynthia Loemij, Mark Lorimer et tant d’autres.
Le Zeitgeist s’invite
Aujourd’hui on trouve donc exclusivement des hommes, dont trois qui font notre bonheur aussi dans « A Love Supreme » : José Paulo dos Santos, Bilal El Had et Thomas Vantuycom (1). Et c’est Louis Nam Le Van Ho qui a étudié à P.A.R.T.S., l’école bruxelloise fondée par De Keersmaeker, qui a accepté la proposition de rechorégraphier « Zeitung », à partir du matériau originel, et pourtant libre de se l’approprier. Cette responsabilité est aussi la raison pour laquelle on le voit moins souvent sur le plateau que les sept autres.
Ce qu’ils développent à partir de « Zeitung » reflète tout simplement le Zeitgeist actuel et le regard que celui-ci peut poser sur une œuvre de la célèbre chorégraphe bruxelloise. Bien entendu, nous sommes toujours dans cette philosophie si unique de la danse où les corps chantent une architecture ultra-précise alors que l’angle droite est éliminé, où les dynamiques des trajectoires aspirent à une légèreté inégalable.
De l’utopie au réel
Mais à la création de « Zeitung », les danseurs interprétaient une utopie. Ils évoluaient sur la planète De Keersmaeker, à l’abri des bruits du monde. La musique était leur seule référence. Mais le monde a changé, et avec lui la façon d’aborder la danse. Le corps sont ici beaucoup plus porteurs de conflits et de pressions, parfois traversés par des secousses secouant des mains ou une tête comme surgissant malgré eux. Le registre est plus sec, plus dur, les accélérations plus subites. On danse une inquiétude plutôt qu’une quiétude, dans un suspense permanent.
« Zeitigung » incarne ce regard d’une nouvelle génération, posé sur une œuvre antérieure. Un fil rouge à la main, ils mesurent l’espace, et quand ils n’interviennent pas sur le plateau, ils observent leurs camarades, depuis les côtés, comme pour mieux s’approprier cette danse par la réflexion. Mais ils amènent aussi leurs personnalités, avec des petits échos de break dance ou d’arts martiaux, toujours dans un dialogue intense avec l’écriture avec la fondatrice de Rosas.
Au piano, Alain Franco. Comme en 2008, dans « Zeitung ». Tel un fil rouge, désormais tendu à travers l’histoire musicale, de Bach à Schoenberg, en passant par Brahms et Webern, en alternant entre sonates pour piano et mouvements symphoniques, enregistrés. Le dialogue si fructueux avec l’histoire musicale est une constante chez De Keersmaeker. Pour le plus grand plaisir des yeux et des oreilles…
Thomas Hahn
(1) A revoir en novembre et décembre dans le cadre du Portrait Anne Teresa De Keersmaeker du Festival d’Automne.
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