“Wozzeck” formidable à l’Opéra Bastille
Composé dans les années 20, juste après la Première Guerre mondiale, l’opéra d’Alban Berg est un chef d’œuvre inspiré de la nouvelle de Büchner qui fut écrite en 1830. Le metteur en scène et plasticien William Kentridge et ses complices réalisent une extraordinaire fusion entre la musique, le livret et les images hallucinées d’un chaos annoncé. Susanna Mälkki dirige les chanteurs et l’orchestre, une création à voir d’urgence.
Un monde sans morale
Wozzeck est un pauvre bougre, un être contraint à raser son Capitaine et de servir de cobaye au médecin qui expérimente sur lui un tas de régimes alimentaires afin d’analyser ses urines. Au service de l’un, puis de l’autre, amoureux de Marie dont il a eu un enfant hors mariage et donc de l’Église, il est condamné à obéir aux ordres pour survivre dans cet empire prussien auquel une armée d’officiers inflexibles et une bourgeoisie d’affaires imprime une autorité mêlée de morale chrétienne. “C’est sûrement une bonne chose que la vertu, mais je ne suis qu’un pauvre bougre !” explique t-il dans le premier acte au capitaine. “C’est ainsi, les gens comme nous n’ont pas de chance dans ce monde ni dans l’autre ! Je crois que si nous allions au ciel, il nous faudrait aider à faire le tonnerre !” La force du metteur en scène William Kentridge, assisté de Luc De Wit, de Catherine Meyburgh pour la création vidéo, et de Sabine Theunissen pour le décor, est de réussir la fusion, sur le grand plateau de l’Opéra Bastille, entre un texte bouleversant d’humanité et des images, des visions, des projections de gravures animées, au fusain, et des animations à l’encre, rouge, grise ou noire, ce qui donne un spectacle tout à fait réussi pour évoquer la détresse d’une population misérable.
Victimes du chaos du monde
Sous le texte de Büchner, le livret signé par Alban Berg, il y a des versets de la Bible qui chantent le péché originel, la femme tentatrice, la rédemption des pauvres que la misère habite et pervertit. La scénographie compose, avec un échafaudage déconstruit de planches de bois, de cabanes ouvertes, de chemin de traverse, un monde totalement bouleversé, strié de projections lumineuses, percé d’images de soldats aux têtes et aux yeux cabossés, sous leurs bandages et leurs masques à gaz. Une géométrie électrique et flamboyante qui dessine un monde infernal. On songe aux toiles de George Grosz, dessinateur et caricaturiste berlinois, enrôlé volontaire dans les combats en 1915 puis révolté, qui se lance dans des toiles ou il traduit par des dessins violents et expressionnistes l’horreur et la cruauté du conflit. Du côté de la partition musicale, elle fait souffler ses orages de feu grâce aux cordes et aux cuivres, aux percussions qui martèlent des atmosphères oppressantes et inquiétantes. La musique atonale de Berg franchit allègrement les limites des harmonies classiques, selon les principes novateurs de l’Ecole de Vienne, acquérant une liberté et un souffle qui colle à la puissance du texte.
Casting parfait
Pour interpréter une telle œuvre, nourrie au souffle de la modernité du début du XX° siècle en Autriche et de la fragmentation du récit de Büchner, il faut des chanteurs au tempérament puissant, capables de faire preuve d’intensité vocale et dramatique durant les douze courtes scènes qui opèrent comme des tableaux. Johan Reuter, habitué du rôle titre, habite le personnage avec une densité impressionnante et un timbre tranquille qui gagne en dramatisation et en hallucination au fur et à mesure que la folie du personnage s’installe. C’est un anti-héros saisissant qui fonctionne comme un miroir social. Dans le rôle de Marie, séductrice fatale, la belle Eva-Maria Westbroek irradie, tour à tour innocente et perverse, modulant ses médiums et ses aigus avec une chaleur envoûtante, les piani et les forte avec une dextérité impressionnante. Le Capitaine de Gerhard Siegel est délicieusement odieux et le médecin, incarné par Falk Struckmann, totalement démoniaque et dangereux. Ils forment tous deux le couple maléfique de l’oppression autoritaire qui enrôlera les va-t-en guerre. Andrès, l’ami fidèle, est campé par l’excellent ténor berlinois Tanzel Akzeybek, tandis que Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Margret), Mikhail Timoshenko, Tobias Westman, Heinz Göhrig et Vincent Morell complètent harmonieusement cette distribution. C’est la cheffe Susanna Mälkki qui dirige l’Orchestre de l’Opéra de Paris avec un doigté, une finesse et une précision remarquable. Elle respecte à la lettre la partition sans en faire trop, comme le font les musiciens, et c’est tout à son honneur, pour notre plus grand plaisir.
Hélène Kuttner
Articles liés
“Tant pis c’est moi” à La Scala
Une vie dessinée par un secret de famille Écrire un récit théâtral relatant l’histoire d’un homme, ce n’est pas seulement organiser les faits et anecdotes qu’il vous transmet en une dramaturgie efficace, c’est aussi faire remonter à la surface...
“Un siècle, vie et mort de Galia Libertad” à découvrir au Théâtre de la Tempête
C’est Galia Libertad – leur amie, leur mère, leur grand-mère, leur amante – qui les a réunis pour leur faire ses adieux. Ce petit groupe d’amis et de proches, trois générations traversées par un siècle de notre histoire, se retrouvent...
“Chaque vie est une histoire” : une double exposition événement au Palais de la Porte Dorée
Depuis le 8 novembre, le Palais de la Porte Dorée accueille une double exposition inédite, “Chaque vie est une histoire”, qui investit pour la première fois l’ensemble du Palais, de ses espaces historiques au Musée national de l’histoire de...