Woyzeck [Je n’arrive pas à pleurer] – Le Montfort
Le Woyzeck de Büchner nous est parvenu en maints fragments, la pièce étant restée inachevée à la mort de l’auteur à 34 ans, en 1837. Ce texte initial se fonde sur l’histoire d’un soldat qui a tué sa maîtresse infidèle, le crime passionnel étant exploré sous toutes les facettes de la jalousie, des ravages du refoulement, des émotions retenues et des peurs destructrices. C’est ce rapport au sentiment d’exclusion ou de rejet qui a amené Jean-Pierre Baro au parallèle avec son propre père, immigré sénégalais. Il imbrique les dialogues de Büchner à d’autres qu’il écrit lui-même, et, par un montage scénique délicat, il parvient à interroger les empreintes floues ou trompeuses de la mémoire, les souvenirs indistincts qui obsèdent ou taraudent, le passé enfoui qui fausse des situations présentes.
Qu’il s’agisse de Woyzeck ou du père de Baro, c’est la figure du prolétaire ou de l’exclu qui se montre dans toute sa solitude et sa difficulté d’exprimer le sentiment d’exil et de déracinement. Le premier est un soldat sans grade, le deuxième un mécanicien auquel on tend un balai quand il se présente pour travailler chez Dassault et tous deux tentent d’être admis, voudraient et mériteraient d’être accueillis, compris même, mais l’humiliation et la souffrance silencieuse gangrène les âmes de ces deux réprouvés qui ne peuvent pas répondre à ceux qui les méprisent. Et petit à petit, accrue par des histoires d’amour qui éveillent la jalousie ou la crainte, la réponse par la violence vient à poindre puis à s’exercer dans une folle volonté d’en finir avec l’injustice et le manque de considération et l’insécurité intime.
Entre le double personnage interprété par Adama Dio puis celui de la mère installée à un bureau, ainsi que Marie qui parle au bébé dans son berceau, l’occupation spatiale se bouscule et demande au spectateur de se laisser prendre par ce découpage qui touche subtilement au plus profond des consciences. Un juke-box et des musiques variées deviennent des supports de séquences chorégraphiques et de chants qui sont de bouleversantes confidences du corps, tandis que le bébé, toujours présent sans apparaître, souligne en un fil constant et terriblement émouvant combien le destin individuel s’éprouve et se façonne dans ces racines embrouillées et l’absence de socle individuel ou collectif. En ce bébé dont la mère est tuée par Woyzeck, on voit aussi Jean-Pierre Baro lui-même, enfant d’immigré, dont le passé familial complexe a au final abouti à cette forte capacité de créer du théâtre en sa fonction essentielle, qui est de construire du sens humain et de fournir de quoi le retrouver.
Une exploration par intuition
Jean-Pierre Baro, auteur et metteur en scène de nombreuses pièces, avait déjà côtoyé Büchner avec Léone et Léna [Chantier] et il renouvelle ici une inventive capacité à embrasser le damier des destins dans le temps et les configurations historiques. Il transmet cette compréhension du nouage des vies avec une générosité de l’intelligence qui parvient à entraîner les spectateurs par le biais de sensations multiples, denses, violentes et génératrices de plongée salvatrice dans les gouffres de l’âme d’une façon directe, qui frappe et touche le cœur conscient. Il dit qu’il n’a jamais vu son père pleurer. A partir de ce souvenir d’absence de larmes, il affronte le fond de l’émotion et va chercher là où s’accumulent les larmes non versées.
Qu’en est-il si l’homme ne pleure pas sa souffrance ? Jean-Pierre Baro investit ce territoire de l’apatride ou de l’être blessé et le pénètre pour mieux nous rendre humain dans la prise en compte de l’autre, l’étranger, le différent. Travaillant avec sa Compagnie Extime, son Woyzeck (Je n’arrive pas à pleurer) est servi par des comédiens vibrants, sensuels, au jeu à la fois souple et d’une épaisse intensité.
Isabelle Bournat
Woyzeck [Je n’arrive pas à pleurer]
De Georg Büchner et Jean-Pierre Baro
Mise en scène de Jean-Pierre Baro
Avec Simon Bellouard, Cécile Coustillac, Adama Diop, Sabine Moindrot, Elios Noël, Philippe Noël et Tonin Palazzotto
Du 19 mars au 7 avril 2013
Du lundi au samedi à 20h30
Durée : 1h50
Le Montfort
106, rue Brançion
75015 Paris
M° Porte de Vanves
Articles liés
“Tant pis c’est moi” à La Scala
Une vie dessinée par un secret de famille Écrire un récit théâtral relatant l’histoire d’un homme, ce n’est pas seulement organiser les faits et anecdotes qu’il vous transmet en une dramaturgie efficace, c’est aussi faire remonter à la surface...
“Un siècle, vie et mort de Galia Libertad” à découvrir au Théâtre de la Tempête
C’est Galia Libertad – leur amie, leur mère, leur grand-mère, leur amante – qui les a réunis pour leur faire ses adieux. Ce petit groupe d’amis et de proches, trois générations traversées par un siècle de notre histoire, se retrouvent...
“Chaque vie est une histoire” : une double exposition événement au Palais de la Porte Dorée
Depuis le 8 novembre, le Palais de la Porte Dorée accueille une double exposition inédite, “Chaque vie est une histoire”, qui investit pour la première fois l’ensemble du Palais, de ses espaces historiques au Musée national de l’histoire de...