« Via Kanana » : La danse comme utopie
Trois univers emblématiques de la danse sud-africaine dans un seul spectacle: « Via Kanana » réunit la fameuse troupe Via Katlehong, ambassadrice mondiale des danses Gumboots et Pantsula, et Gregory Maqoma, chorégraphe contemporain de Johannesburg, vedette internationale et chorégraphe de la Coupe du Monde de foot en 2010. Neuf danseurs épinglent la classe politique africaine.
L’Afrique du Sud est un véritable vivier chorégraphique. De Robyn Orlin à Steven Cohen ou la désormais célèbre Dada Masilo, elle regorge de talents. La compagnie Via Katlehong perpétue et renouvèle les danses populaires des townships (en particulier celui de Katlehong) qui se pratiquent dans la rue: La Pantsula avec ses mouvements acrobatiques et son esprit de groupe ainsi que la danse gumboot, développée par les ouvriers immigrés qui travaillaient dans les mines.
A La Villette, une rencontre au sommet
Gregory Maqoma, né à Johannesburg, est un artiste contemporain qui évoque dans ses spectacles l’histoire et la richesse de son pays. Mais il s’est forgé ses armes artistiques, entre autres, à Bruxelles, dans l’école P.A.R.T.S. d’Anne Teresa De Keersmaeker. Danseur, il a collaboré avec Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui. Chorégraphe, il présente son travail dans les plus grands festivals et théâtres d’Afrique et d’Europe. En rencontrant Via Katlehong, il théâtralise leurs danses, pour exprimer un point de vie sur le monde. Si Pantsula et Gumboot ont toujours été portées par un engagement civique, elles s’inscrivent ici dans une revendication explicite.
La base des deux est un travail très articulé et virtuose des pieds et des jambes. La Pantsula prend en effet racine dans la tap dance (claquettes) américaine alors que la Gumboot part des bottes en caoutchouc des mineurs, vêtus de salopettes. Dans « Via Kanana », elle se danse en baskets, mais charge directement la classe politique sud-africaine qui déçoit les espoirs d’un avenir meilleur. Manifestations, combats de rue, lecture de journaux et le travail, mais aussi la fête nourrissent les tableaux d’un spectacle qui pourrait être une revue. Mais il y a la réalité…
Images de townships
Vidéos et photos en noir et blanc offrent quelques regards sur l’Afrique du Sud, et Maqoma se montre très ingénieux quand il inscrit les danseurs, et surtout leurs ombres, dans ces images. Au fond, un écran. En avant-scène, à gauche comme à droite, un projecteur qui vise le groupe, inscrivant les silhouettes noires dans l’image, par deux fois. Et le noir et blanc prend le dessus sur l’image réelle, si bien que le nombre de présences sur scène est triplé. Mais l’image est « corrupt », comme on dit en anglais: L’image est corrompue, comme les politiciens de son pays.
Les directeurs de Via Katlehong, Buru Mohlabane, Vusi Mdoyi et Steven Faleni expriment leur déception quant à l’évolution de peur pays: « Nous pensions que la démocratie conduirait à une gouvernance saine de notre pays, nous pensions que cela nous conduirait vers une utopie où tous les hommes ont des chances égales, un accès à la terre équitable, une terre de lait et de miel… Canaan. » Au lieu de quoi « la différence augmente entre ceux qui ont et ceux qui n’ont rien ». La référence biblique à Canaan, qui résonne dans le titre de « Via Kanana » n’est donc en rien fortuite.
Richesse graphique et visuelle
« Le seuil de tolérance vis-à-vis de la corruption est étonnant en Afrique », peut-on lire dans le spectacle. Les saynètes épinglent la vie politique, mais aussi la violence vis-à-vis des femmes. Mais Maqoma n’est pas là pour étouffer l’énergie vitale de la troupe. Le chorégraphe contemporain travaille en bonne intelligence avec ces corps et ces énergies. La compagnie Via Katlehong se renforce ici en intégrant des danseurs contemporains sud-africains: « Avec ce spectacle, nous voulons présenter un large éventail des talents de nos townships. » C’est au moins un bout d’utopie qui se réalise ici, sur le plateau….
Si « Via Kanana » envoie des messages citoyens et engagés, cela ne l’empêche en rien d’être excitant et esthétique, d’une belle richesse graphique et visuelle, ingénieux et optimiste. En Afrique du Sud, dans ce pays en train de chercher sa voie vers l’avenir, les arts, et la danse en particulier, ne sont certes pas soutenus, mais peuvent peser dans le débat sur le meilleur chemin à prendre. Et ils lancent un message aux politiques, tel un avertissement joyeux, porté par la danse et des musiques variées, du traditionnel à l’électro: Vous nous voyez comme des ombres, mais nous sommes pleins de vie!
Thomas Hahn
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