Une chambre en Inde : le rire magnifique de la comédie humaine
La dernière création du Théâtre du Soleil est éblouissante. Dans ce concentré du monde constitué par une simple chambre, espace ouvert à tous les vents, où résonnent toutes les terreurs, une femme se retrouve aux manettes d’une compagnie de théâtre abandonnée par son metteur en scène reparti en Europe en raison du chaos du monde. Que faire ? Comment faire du théâtre dans un monde strié par les violences et l’absurdité ? Ariane Mnouchkine et sa troupe nous livrent un de leurs plus puissants spectacles.
Un rire salvateur
C’était il y a un an, en janvier 2016. Ariane Mnouchkine et une dizaine de comédiens de sa troupe sont à Pondichéry, dans le Sud-Est de l’Inde pour enseigner dans le cadre de son école nomade. C’est alors que toute la troupe les rejoint, comédiens, musiciens et techniciens, autour d’un projet de spectacle. Deux mois après les attentats de novembre 2015, l’Inde est une terre d’accueil qui va permettre à la troupe d’accoucher lentement, longuement, difficilement de leur dernière création en forme de point d’interrogation. Comment faire du théâtre dans un monde en proie à la barbarie et à l’absurdité ? Que dire ? Qu’en penserait Shakespeare, figure paternelle préférée de Mnouchkine, ou Anton Tchekhov, médecin humaniste, qu’elle n’a jamais monté ? Et de quelle manière le théâtre traditionnel Tamoul, un cousin plus populaire du Kathakali, avec ses histoires d’amour et de moralité conjugale, nous aident à vivre par le rire, les larmes et les clichés bienfaiteurs.
Un tourbillon d’images et d’influences
Le Mahabarrata et ses histoires grivoises, le Roi Lear, Skakespeare, Tchekhov, mais aussi Chaplin dans « Le Dictateur », les djihadistes masqués de Daech, les pères indous qui vendent leurs toutes jeunes filles pour du trafic de gros sous, les singes bondissants de la mythologie, les dignitaires saoudiens qui cherchent à redorer leur image dans le domaine des droits des femmes ou une troupe de théâtre répétant sous les bombes à Alep, les images et les références, issus d’une actualité brûlante, font irruption de manière très violente dans cette chambre, striée par des lumières prodigieuses. Tandis que Cornélia, l’assistante du metteur en scène, campée par l’éblouissante Hélène Cinque, se trouve en prise aux affres de la création et des décisions à prendre pour accoucher d’un projet de spectacle, des personnages fantastiques issus de ses rêves ou de ses angoisses pénètrent dans la chambre par la porte ou par les fenêtres, terrorisant ses pensées, approfondissant ses doutes.
Une merveilleuse innocence
Entre l’ordinateur ou Skype ne cesse de clignoter avec les nouvelles du monde, son lit où éreintée elle tente de s’assoupir, alors que les rêves l’assaillent, Cornelia, double magnifique d’Ariane Mnouchkine, tente d’émerger, échevelée, ridicule, mais toujours vivante et sensible au monde. Et c’est ce qui est prodigieux dans cette création ou les scènes les plus quotidiennes vien
nent percuter le fantastique le plus onirique. Nous sommes devant le film généreux, flamboyant, cruel et tendre d’un monde ou bons et méchants traversent l’espace de manière directe et instantanée, notre monde dont nous cherchons toujours les clés. Comme Chaplin l’a fait génialement dans « Le Dictateur » ou il se moquait en 1940 d’Hitler, Mnouchkine et ses 70 artistes se moquent des kamikazes terroristes qui sont représentés en direct, ridiculisent les puissants qui gouvernent un monde d’hommes qui soumettent les femmes, questionnent notre écologie pour sauver l’eau de notre planète, mais avant tout se moquent d’eux-mêmes, artistes impuissants et pourtant indispensables, grain de sable salvateur dans un monde en furie.
Virtuosité de la musique et de la danse
Comme toujours dans les créations du Théâtre du Soleil, Jean-Jacques Lemêtre est le grand ordonnateur d’une musique de scène jouée en direct de manière ininterrompue. Une pléiade de musiciens chanteurs venus des quatre coins du monde nous ravissent avec des chants et des percussions virtuoses, tandis que sur le plateau les couleurs et les tissus des costumes sont pur émerveillement, à l’image des décors et peintures qui sertissent l’écrin du hall du Théâtre du Soleil. Toiles, tapis, citations de sages indiens ou de Gandhi, mets succulents nous mettent déjà en appétit avant le spectacle et le fait de venir en avance constitue déjà plus qu’une promesse de voyage. Une danse folle où nous rions beaucoup, de nous mêmes et des autres, pour éviter la dérision et les lamentations. Comme un antibiotique à la sinistrose ambiante, selon Ariane.
Hélène Kuttner
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