“Un mois à la campagne” : feu follet amoureux à l’Athénée
Clément Hervieu-Léger crée cette pièce intimiste de Tourgueniev avec une équipe d’acteurs formidables dans un décor de tréteaux comme à la campagne. Une histoire d’amour et de désir racontée avec une élégance parfaite et avec un rapport au public d’une proximité totale. Une réussite.
Cinquante ans avant Tchekhov
Aux alentours de 1850, le romancier et novelliste russe Ivan Tourgeniev, qui se trouve alors en France, se lance dans l’écriture d’une drôle de pièce en forme de huis-clos, sans découpage scénique, un chef-d’œuvre qui annonce furieusement les personnages et la société présente dans les pièces de Tchekhov quelques décennies plus tard. Arkady, un propriétaire terrien, semble passablement négliger son épouse Natalia Petrovna, une femme altière, passionnée et romanesque, qui n’est pas sans annoncer la Lioubov de La Cerisaie de Tchekhov. Comme chez Marivaux, grand spécialiste des entrelacs et manipulations amoureuses, cette maîtresse de maison est aussi une maîtresse qui fait chavirer les cœurs. Celui de l’ami du couple, Rakitine, confident énamouré de Natalia, qui entretient avec elle une platonique mais non moins intense ardeur. Mais aussi celui de Beliaev, un jeune précepteur étudiant à Moscou, venu exprès pour éduquer Kolia, l’enfant du couple. Le jeune homme au charme dévastateur fera aussi tourner la tête de Natalia qui ne s’en remettra pas.
L’amour comme révélateur chimique
Tourgueniev observe et nous donne à voir cette petite société comme un entomologiste, observant les failles du système social du servage comme les frustrations amoureuses des femmes et des hommes, jeunes ou mûrs, mariés trop tôt, ou esseulés. Il y a donc une jeune orpheline, Véra, fraîche comme un rayon de soleil, qui succombe au charme du précepteur, un médecin de famille malin comme un singe qui tente lui aussi de tirer son épingle du jeu, tout comme la préceptrice Lizaveta, une vieille fille encore prête à être cueillie. Les dialogues, dans la traduction épatante de Michel Vinaver, sont une merveille d’intelligence et de drôlerie, gorgés d’une humanité que la mise en scène de Clément Hervieu-Léger, élégante et pleine de vie, reconstitue à la perfection. Les soubresauts amoureux, vécus comme des hoquets de souffrance, la jalousie d’une mère pour sa jeune pupille et l’innocence de la passion, le pragmatisme et la sagesse d’un médecin qui n’a pas le temps ni l’argent pour rêver à une vie meilleure, la sagesse d’une vieille mère soucieuse des tourments de son fils, autant de thèmes traités ici avec la grâce et la légèreté d’une nouvelle.
Un jeu qui palpite
Ce jeu là, rapide et tendre comme un florilège d’émotions, les comédiens le portent avec une belle sincérité, un engagement total qui fait que ce que nous voyons devient contemporain. Dans une scénographie rustique élaborée avec des tréteaux de bois et quelques sièges, ils occupent l’espace sculpté par la lumière créée par Alban Sauvé dans des costumes raffinés de Caroline de Vivaise. Clémence Boué, royale et frémissante maîtresse du jeu en pantalon, assume avec brio ce rôle de victime et de bourreau des cœurs, face à Louis Berthélémy, candide oiseau de passage qui joue le jeune précepteur. Jean-Noël Brouté (Athanase), Stéphane Facco (Rakitine), Isabelle Gardien, ex-Comédie Française, que l’on a plaisir à retrouver dans le rôle d’Anna, Juliette Léger (Véra), Guillaume Ravoire (Arkady) et Mireille Roussel (Lizaveta) sont parfaits, tout comme Daniel San Pedro qui compose un personnage de médecin de campagne débonnaire et gentiment cynique, maître du jeu lui aussi pour en tirer la meilleure épingle. En bref, un régal !
Hélène Kuttner
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