Un “Avare” suisse à la Comédie-Française
Pour sa sixième mise en scène dans ce théâtre, l’Hélvète Lilo Baur a choisi de transformer Harpagon en banquier suisse spécialiste du prêt dans les années 50 et d’installer toute sa famille au bord d’un lac en pleine nature. Laurent Stocker et ses camarades comédiens donnent à cette comédie une bonne dose de burlesque et de folie assumée et l’oeuvre ainsi maquillée ne perd en rien sa force tragique en regagnant ainsi une nouvelle et bienveillante fraîcheur.
Au bord d’un lac suisse
Quelle idée que celle de déménager la famille bourgeoise d’Harpagon, un sexagénaire veuf avec ses deux enfants de vingt ans, dans une grande maison aux cloisons striées de lattes en bois qui permettent à chacun, et en particulier au maître de maison, d’espionner son entourage ! Harpagon, l’égoïste démoniaque de Molière, prend ici l’allure d’un banquier élégamment vêtu qui pratique la pêche et le golf en dirigeant sa maisonnée, ses enfants et ses domestiques comme les employés d’une entreprise chargés d’assurer uniquement son propre profit. Nous sommes dans l’après-guerre des années 50 et la Suisse doit faire fructifier les fortunes qui ont trouvé refuge dans ce pays neutre. Cléante, le fils, qu’interprète avec beaucoup de vérité et de saveur Jean Chevalier, en est réduit à emprunter de l’argent pour payer ses vêtements et ses sorties tandis qu’il affiche, à la manière d’un héritier, une arrogance vestimentaire de parvenu.
Rivalité sentimentale entre père et fils
Privé de bien car son père le déshérite, Cléante apprend en plus que son paternel est son propre créancier et que ce dernier lui vole son amoureuse Marianne, une voisine de condition modeste dont il est totalement épris. Anna Cervinka campe cette jeune fille avec beaucoup de délicatesse et dont la naïveté ne va résister à rien, même pas aux coupes de champagne qu’elle avale cul sec ! Mais Harpagon a plus de facilité avec sa fille Marianne qu’il destine à un riche et vieux gentilhomme qui la prendra « sans dot », c’est à dire sans la somme d’argent apportée par les jeunes filles lors d’un mariage. De l’autre coté, Valère, le jeune amoureux de Marianne, la fréquente en cachette sous le faux habit de majordome d’Harpagon. Tous complotent et imaginent des plans pour échapper à la violence dictatoriale du chef de famille et Clément Bresson incarne parfaitement un Valère ambitieux, sûr de lui et qui se laisse déborder par une soif de pouvoir pour contrer son ennemi, alors qu’Elise Lhomeau a plus de mal à affirmer son personnage de Marianne.
Laurent Stocker éblouissant
Après Michel Aumont, Gérard Giroudon et Denis Podalydes, Laurent Stocker impose un Harpagon fanfaron, burlesque et fantasque, qui n’hésite pas à se mettre en valeur pour éblouir la galerie et ne lésine sur aucune économie pour sauver ses propres plaisirs. Regardons-le se moucher bruyamment devant une fenêtre grande ouverte sur les Alpes verdoyantes, puis utiliser son mouchoir pour s’essuyer le front et les cheveux par économie. Rien ne l’arrête, et il déboule comme un lutin sur son green de golf en voiturette conduite par Jérôme Pouly, excellent dans le rôle de La Flèche. Il y a du Charlie Chaplin dans le personnage de Laurent Stocker qui s’est fait la chevelure argentée du maître du comique, corps nerveux et pantalon de golf. Ses tics, ses toques, ses crises nerveuses et ses changements d’humeur sont formidables, tour à tour doucereux ou impitoyable, selon qu’il cherche à séduire Marianne avec des lunettes qui le font ressembler à un crapaud ou impitoyable lorsqu’il sacrifie aux chevaux de Maître Jacques leur avoine, préférant la manger et laisser les chevaux pour morts.
Intrigues et surprises
Dans une scénographie élégante signée Bruno de Lavenère, des ballons, des cannes de golf, des fruits rouges et des guirlandes de fête napolitaine viennent percuter la lumière éclatante de Nathalie Perrier qui magnifie les acteurs et leur donne chair. Serge Bagdassarian s’acquitte merveilleusement du rôle de cuisinier et de cocher, Nicolas Lormeau est inénarrable dans celui de Dame Claude et de Maître Simon. Dans le personnage de Frosine, l’entrepreneuse au grand coeur, Françoise Gillard, élégante robe écarlate, est tout à fait convaincante et piquante, et Alain Lenglet est un Anselme prodigue et grand seigneur. Un spectacle réjouissant à tous points de vue, tant par sa drôlerie que par l’inventivité des acteurs qui paraissent composer leur personnages avec une rafraichissante imagination. La prose de Molière, décidément géniale, résiste superbement et même les tournures d’ancien Français sont rythmées musicalement. Un bonheur.
Hélène Kuttner
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