Trois sœurs – Théâtre-Studio d’Alfortville
Christian Benedetti a entrepris de monter l’intégralité de l’œuvre de Tchékhov, avec un noyau de comédiens à chaque fois identique et un principe scénographique unique. Après La Mouette et Oncle Vania, il propose donc Trois sœurs (et non « Les » trois soeurs, comme le titre habituellement retenu).
Macha, épouse d’un professeur, Olga et Irina vivent ensemble dans une maison provinciale de Russie avec leur frère marié et père de famille. Autour d’elles gravitent la babouchka et des militaires en garnison qui deviennent leurs amis et leur rendent fréquemment visite. C’est l’avant-révolution russe, les esprits sont à la fois enlisés dans l’ennui, le désespoir, la rage contre l’existence insatisfaisante et la lancinante question du sens de la vie. Dans cette atmosphère sans héros, on voit s’engloutir les rêves et l’amour, les uns et les autres s’étiolant avec plus ou moins de tristesse ou de fatalisme, s’accrochant parfois au travail comme un naufragé à un morceau de bois. Mais de cette pièce dominée par le lent écoulement des vies absurdes et mélancoliques, Christian Benedetti tire une matière nouvelle, où la densité des séquences verbales ouvre sur de brusques douleurs qui vous sautent au collet, parfois par un trait de silence.
D’entrée de jeu, l’accrochage d’une horloge avertit le public : le temps sera traité tel un matériau vivant. Le metteur en scène place le spectateur en une situation qui bouscule toutes les lignes d’observation. Le décor n’est pas même appréhendé en tant que tel mais devient plutôt un marquage minimum, des chaises et une table, lits, paravent, banc, samovar, campant le lieu. Ces éléments sont là parce qu’ils sont indispensables au déploiement de la pensée mais en aucun cas ils ne servent à enjoliver ou même créer une ambiance. D’ailleurs, l’ambiance n’est pas au pathos ni à la psychologie ni au tracé des personnages. Le théâtre est tout entier dans « des caractères et des structures mentales confrontées à des structures de comportements et d’actes à l’intérieur d’une structure globale », précise Christian Benedetti.
Par ces options qui correspondent à un renouveau dramaturgique, le texte sort de sa place. Il devient parfois un jet précipité, presque bâclé, afin que son en-dessous prenne le devant de la scène. Toute complaisance du déroulement verbal obséquieux est bannie, les mots deviennent parfois des détails infimes d’un mouvement textuel et c’est grâce à ce tempo rapide et cette ponctuation revue que surgit la brutalité des abandons et des solitudes. Des spectateurs qui viendraient en recherche des habituelles reconstitutions tchékhoviennes, seront bousculés par le débit en trombe et la diction volontairement mise à l’arrière-plan. Mais Tchékhov trouve une force nouvelle, et les jeunes générations qui ne sont pas imbibées par les choix scéniques coutumiers, seront à coup sûr sous le choc.
Il faut aller voir cette pièce sans en attendre la petite musique dont on l’entoure généralement et accepter d’être peut-être effrayé, avant de rentrer dans tous les interstices, parfois avec humour, de ce vieux monde qui devient totalement le nôtre. Christian Benedetti pense le théâtre en homme aujourd’hui, en metteur en scène du 21e siècle qui va puiser dans cette pièce les vertiges humains devant leur mortalité. Il axe sa vision sur un rythme qui nous positionne différemment et éclaire les apparentes tranquillités de l’ennui d’une foudroyante poésie contemporaine. Emportés dans ce vaste projet, l’équipe de comédiens à laquelle s’intègre Christian Benedetti lui-même, fait corps avec le phrasé et projette de lumineuses syncopes, de cinglantes suspensions de dialogues et sidérants contretemps. Une grande et troublante partition.
Isabelle Bournat
Trois soeurs
De Tchékhov
Mise en scène de Christian Benedetti
Assistante à la mise en scène : Elsa Granat
Avec Christian Benedetti, Mathieu Barbet, Christine Brücher, Gaspard Chauvelot, Philippe Crubézy, Daniel Delabesse, Claire Dumas et Elsa Granat en alternance, Laurent Huon, Florence Janas, Xavier Legrand, Pierre Moulin, Nina Renaux, Isabelle Sadoyan et Jenny Bellay en alternance et Stéphane Schoukroun
Jusqu’au 14 décembre 2013
Du mardi au vendredi à 20h30
Le samedi à 19h30
Relâche du 19 au 23 novembre
Tarifs : de 10 à 20 euros
Réservations par tél. 01.43.76.86.56
Durée : 1h50
Théâtre-Studio
16, rue Marcelin Berthelot
94140 Alfortville
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