Trois pianistes en devenir dans “Sentinelles” de Jean-François Sivadier
Sentinelles, écrit et mis en scène par Jean-François Sivadier était à l’affiche de la Scène nationale de Malakoff – la pièce est programmée du 8 au 27 février à la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. Librement inspirée du roman Le Naufragé de Thomas Bernhard, la pièce de Jean-François Sivadier invite le public à découvrir trois pianistes aux idées sur l’art radicalement différentes.
Le spectacle n’a pas encore commencé, Raphaël (Julien Romelard) est à l’avant-scène, il questionne avec un micro : “Tout va bien ?” Il pourrait s’agir d’un membre de l’équipe du Théâtre 71 qui va annoncer une rencontre après la représentation, mais c’est en fait le début de la pièce. Les spectateurs sont ses “élèves” ; il s’adresse à eux, car il attend la venue d’un ami de jeunesse, Mathis (Vincent Guédon) – un pianiste au génie reconnu internationalement qui a accepté un entretien dans l’école de musique qu’il dirige.
Un plateau sans piano
Le pianiste virtuose est là mais plutôt dans son monde ; il fait tout de même part de réponses franches et intéressantes sur l’art. Pour Mathis, le désir de l’artiste de plaire le condamne à devenir un mendiant, quant à l’œuvre, elle nécessite une mise à distance. Il rappelle les propos d’un de leurs anciens professeurs : “Quand tu joues, il faut aussi partir de soi.” Raphaël ne semble pas convaincu. Par un effet de flash-back, il se souvient de leurs années de jeunesse dans une prestigieuse école de musique. Il y avait aussi Swann (Samy Zerrouki), un grand admirateur de Sarah Stensen, célèbre concertiste et mère de Mathis. Ils étaient trois amis autant différents que très proches.
Jean-François Sivadier propose une mise en scène étonnante qui mène jusqu’au concours Tchaïkovski de Moscou, en direct de la Scène nationale de Malakoff – c’est un passage très réussi. Après ce concours exigeant, leur séparation sera définitive. Mais d’abord place aux échanges animés entre les jeunes pianistes. De nombreux thèmes sont abordés comme la définition de l’œuvre d’art, les grands compositeurs, la vocation de musicien, la relation au public… Trois chaises pour trois positions antagonistes et des univers musicaux dissemblables ; les opinions s’affrontent, les chaises s’envolent. Des spectateurs sont interpellés : leurs opinions pourraient-elle départager les avis ? La pièce continue à se jouer sur des désaccords mais l’amitié maintient les liens dans une passion commune pour le piano. Pourtant, le plateau est sans piano. Mais les doigts, les mains, les corps font écho à la musique. Et cette présence physique, en mouvements dansés, s’intensifie par l’interprétation de solos chorégraphiques au son des partitions musicales de Bach, Chostakovitch, Beethoven…
Trois visages musicaux
Mathis est le plus rebelle, il a aussi une forte personnalité, indépendante, un ego très prononcé. Ses sentences sur la musique sont sans concession. Pour lui, la musique est une exploration intérieure. Raphaël, plus exalté, a une vision collective et politique de l’art. Swann sacralise l’art et vénère Mozart, Chopin. C’est le plus timide, le plus conventionnel aussi. Et c’est lui qui au final convaincra le jury du concours international de piano. Il est surtout moins impertinent que le talentueux Mathis – même si la directrice du concours est subjuguée par Mathis, le public du concert de Saint-Pétersbourg ira dans son sens et consacrera le pianiste génial.
Cette pièce propose un portrait de l’artiste dont la personnalité est souvent complexe : “Il y a de la musique dans chacun de nous. C’est l’histoire d’un homme qui avait trois visages. L’un sur l’autre. Le premier visage regardait toujours devant lui, le deuxième était tourné vers le ciel, le troisième avait les yeux fermés…” S’il y a des moments d’effervescence, de gravité, l’humour provoque des éclats de rire dans la salle car la pièce Sentinelles est drôle. La voix off du professeur – il s’agit des propos du chef d’orchestre Sergiu Celibidache – est impérieuse et rappelle l’exigence de l’enseignement musical : “Je m’intéresse beaucoup plus à tes défauts, qui t’empêchent d’arriver là où tu appartiens.” Le titre énigmatique de la pièce est évoqué par Raphaël en référence à un pays qui ne peut se conquérir. Comme Swann, il aura approché au plus près les étoiles et un très grand artiste. Sous les feux des projecteurs, le spectacle se termine sur un texte de Didier-Georges Gabily : “Il est si reposant de faire semblant dans ce monde de faux-semblants. Ne soyez pas de ce semblant-là, si c’est possible. (…) Devenez comme vous le pourrez, une durée d’exigence.”
La pièce très dense qui mériterait un léger resserrement a convaincu le public, en partie debout à la fin de la représentation. Les comédiens se sont inscrits dans une dynamique épatante à travers des débats, la chronologie des événements, des moments forts comme quand Mathis apprend le décès de sa mère et qu’il révèle sa jalousie envers son talent, il n’était alors qu’un enfant. La mise en scène poétique et inventive semble se renouveler constamment. Les interactions avec le public permettent d’emblée une proximité, et même une complicité. Ce procédé immersif rappelle le dispositif scénique de la pièce de Jean-François Sivadier, l’Italienne, scène et orchestre.
Le piano est un instrument fascinant marqué par le sceau de la solitude et de l’intériorité. La pièce Sentinelles amène à la réflexion en invitant le spectateur à rester à l’affût des échanges, dans un tourbillon de pensées et de musique.
Fatma Alilate
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