Thomas Ostermeier : « Sur scène, je parle de moi »
Richard III De Shakespeare Mise en scène de Thomas Ostermeier Jusqu’au 18 juillet 2015 Réservation Durée : 2h30 Opéra Grand Avignon |
Avec Richard III qui fait un triomphe chaque soir à Avignon depuis le 6 juillet pour 11 représentations, une série tout à fait exceptionnelle pour un spectacle étranger mais qui fait suite à l’enthousiasme qui a accueilli sa création à la Schaubühne de Berlin en février 2015, le metteur en scène confirme son statut de “chouchou” des scènes françaises. Il faut dire que depuis 1999 où l’on a découvert au Festival d’Avignon trois productions de la Baracke, Shopping & fucking de Mark Ravenhill, Sous la ceinture de Richard Dresser et Homme pour homme de Brecht, ce jeune artiste encore inconnu nous avait bouleversés par son travail précis et radical avec des comédiens à la technique irréprochable. Depuis, le jeune homme révolté a pris du galon et ses mises en scène sont invitées et primées partout dans le monde, d’Athènes à Hong Kong, de Moscou à Melbourne. À Avignon, où il vient quasiment chaque année et où il a été nommé “artiste associé” en 2004, le Berlinois nous réserve chaque fois une heureuse surprise, par le choix de la pièce, le jeu des acteurs et le ton de la mise en scène. C’est peut-être parce qu’avant toute chose, il met l’humain au centre du plateau et que le public s’y reconnaît. Et que les comédiens sont ses meilleurs complices pour jouer avec le public par l’intermédiaire des plus grands textes. À Avignon, pour Artistik Rezo, il nous a accordé une interview exclusive où il se confie sur le succès, son travail avec les acteurs, ses choix artistiques et politiques. Vous revenez presque chaque année au Festival d’Avignon et à chaque fois le public vous réserve un accueil formidable. Lors de la première de Richard III, le public s’est mis soudain debout pour applaudir. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Je n’ai pas d’explication sauf que je ne peux rien faire contre ! [rires] En fait, cette mise en scène de Richard III est vraiment une vision très personnelle que j’ai de la pièce. Les questions que pose la pièce m’intéressent beaucoup. Le théâtre est une recherche sur moi-même. Il m’aide à répondre aux questions existentielles : qui sommes-nous ? J’ai une chance énorme, c’est que le public français et celui des autres pays du monde partagent cette passion. Si je dois répondre à votre question, je dirais que je ne fais rien pour faire plaisir aux gens. Le style de ma mise en scène, la musique, les décors, les costumes, tout cela part de mes envies mais je ne sais pas au départ si cela va plaire. Par exemple, la musique est assez forte, rock avec une batterie, donc on pourrait imaginer que cela dérange un certain public. Mais quand je suis dans la salle, je ne m’ennuie pas, donc j’ai l’impression d’avoir fait un bon spectacle. On ressent une grande fraternité du côté des acteurs lorsqu’ils viennent vous chercher à la fin. Le travail d’équipe est fondamental ? Vous demandez beaucoup aux comédiens… À nouveau, je dirais que j’ai de la chance de partager des valeurs communes avec les acteurs. Lars Eidinger, qui joue Richard III, est un acteur qui adore jouer avec le public, de manière très interactive. Nous partageons cette idée de communiquer avec le public, de s’amuser sur le plateau. On s’amuse beaucoup en répétition et on essaie de retrouver sur le plateau ce plaisir, cette complicité avec les spectateurs. Cette relation de Lars avec le public vient de la pièce, mais elle vient surtout de lui-même. Il aime jouer avec l’instant présent, comme par exemple quand il y a un portable qui sonne dans la salle, il implique cela dans son jeu. Je crois que la monstruosité de Richard est beaucoup plus forte lorsque le personnage fait des spectateurs ses complices. Il est choquant de réaliser que le monsieur avec lequel on a plaisanté, rigolé, devient soudain un monstre. C’est comme un ami qui fait soudain des choses atroces. On représente en général Richard III comme un personnage angoissant, terrifiant, répugnant. Rien de cela dans votre version qui oscille sans arrêt entre le comique et le tragique. Vous avez déjà rencontré un criminel ? Moi, oui. Ce n’est pas forcément inscrit sur son front. Tout le monde considère Richard comme un ange, un garçon modeste, alors qu’il trompe tout le monde ! Je ne pourrais imaginer Richard III autrement que comme un comédien qui joue sur plusieurs registres pour emballer tout le monde. Comment travaillez-vous avec les acteurs ? Vous partez d’une vision très personnelle des personnages alors que vos créations semblent le résultat d’un travail collectif. Je suis en train d’écrire un livre sur ma méthode de travail avec les acteurs. Il est difficile pour moi d’expliquer en quelques mots un livre d’une centaine de pages, mais au fond cette méthode est basée sur la créativité des acteurs et la sincérité du jeu. Il faut retrouver la vraie vie, éviter les clichés théâtraux. Cette méthode, complexe, se déroule en plusieurs étapes avec des entraînements physiques, des exercices d’observation sur la relation au partenaire, au rythme, à la musique. D’ailleurs, j’ai donné une conférence pour des acteurs du Conservatoire National qui va être publiée en français. Comment choisissez-vous vos pièces ? Vos choix dépendent-ils de l’actualité ? Non. J’ai une dizaine de pièces en tête. Je ressens un sentiment, j’ai l’acteur qui correspond et je commence. Le choix d’une pièce s’opère toujours avec une distribution. Je n’aime pas retrouver des signes de l’actualité immédiate, banale, dans mes spectacles. C’est Richard III qui m’aide, tous les soirs, à me comprendre et à comprendre le monde dans lequel je vis. Je suis passionné par l’actualité et grand lecteur de journaux. Mais cette actualité immédiate, je la retrouve dans les pièces que je monte. Ce sont les situations qui peuvent aider les acteurs à interpréter leur rôle. C’est pourtant quelque chose qui se voit très souvent, ce rappel immédiat de l’actualité dans les spectacles aujourd’hui. On voit pas mal de terroristes sur scène ou des brigades militaires armées. Et c’est la pire chose qui soit pour moi ! Nos sociétés créent des problèmes qui sont NOS problèmes aujourd’hui et qui engendrent des monstres. Ce sont nos propres monstres ! Sur scène, je parle de moi et pas des autres. Je n’ai aucune idée de la vie en banlieue, je ne la connais pas. Pas plus que je ne connais la frustration ou l’impuissance religieuse. En revanche, Richard III m’éclaire sur la soif de pouvoir, la mise en place effrayante des moyens pour le conquérir, le ressentiment qui conduit au désir de puissance. Comment utiliser la crise, comment utiliser la peur des gens pour arriver au pouvoir. Richard parvient à convaincre Elizabeth de lui donner sa fille en ne lui laissant que l’alternative du chaos de l’État ! Et c’est ce qui se passe en ce moment dans l’actualité, on ne nous laisse pas le choix ! Il ne faut pas tirer Shakespeare vers notre époque, il contient déjà toute notre époque dans son œuvre. C’est cela le choc. Ce n’est pas aux artistes d’expliquer le monde. Sinon on n’en serait pas là. L’Allemagne est le pays de la grande musique, de la philosophie et de la littérature, ce qui n’a pas empêché la monstruosité des nazis durant la guerre. Comment un tel basculement a-t-il été possible ? Je ne crois pas que l’art puisse sauver le monde. Pourtant vous êtes un artiste engagé dans la société ? En effet, dans ma vie citoyenne, je suis politiquement très engagé. Je milite auprès d’associations humanitaires pour la protection des réfugiés à Berlin, je poursuis mon lobbying auprès des gouvernements et des institutions pour défendre les droits d’auteur en Europe, je suis aussi très actif en Israël et en Palestine. Je donne ma voix pour défendre ceux qui n’en ont pas et qu’on entend mal. Mais le théâtre que je pratique n’est pas purement politique, il interroge les comportements humains, les constructions sociales, la féminité, la virilité, la séduction. Je ne fais pas un théâtre politiquement engagé mais un théâtre qui questionne les rôles humains.
Au fond, toutes les pièces qui m’intéressent parlent de la même chose : ce qui provoque l’injustice. Des trois mots qui forment la devise de la Révolution française, Liberté, Égalité, Fraternité, c’est le mot “égalité” qui manque le plus selon moi dans notre société. Je parle de personnages qui vivent dans un monde inégal, où le pouvoir et la richesse sont concentrés dans les mains d’une minorité. Cela crée des revenants, des monstres, comme Richard III qui est le produit de la société. Comme aujourd’hui, où l’accumulation des abus nous conduit à des résultats infernaux en raison de l’exclusion qui menace trop de gens. En tant que citoyen allemand, que pensez-vous de ce qui se passe en ce moment pour la Grèce au sein de l’Europe ? J’espère que l’Europe telle qu’elle fonctionne actuellement va craquer. Non pas pour exclure la Grèce, mais justement pour pouvoir reconstruire une Europe vraiment basée sur des valeurs communes, sociales et culturelles et pas seulement une Europe des marchés. Aujourd’hui, la Grèce se rebiffe, mais demain ce sera l’Espagne, l’Italie… Espérons que cette crise amène une reconstruction de l’Europe, qui soit aussi celle des hommes et des artistes. Ibsen, Strindberg, Nabokov ont travaillé en France, en Italie, en Angleterre. En tant que directeur de la Schaubühne à Berlin, n’avez-vous pas l’impression d’être un privilégié, avec une troupe de 30 acteurs, une centaine de techniciens permanents ? Pas du tout, car je ne le suis pas. Le Deutsches Theater a beaucoup plus de moyens que nous. Depuis quinze ans, je me bats pour réclamer des subventions à la municipalité de Berlin. La Schaubühne est le seul théâtre à gagner autant d’argent en recettes propres. Nous créons énormément de spectacles que nous tournons dans le monde entier et qui génèrent beaucoup d’argent. Un tiers de notre budget est constitué par nos recettes propres. Mais en subventions, nous sommes loin de l’Odéon, du Théâtre de la Ville ou de la Comédie-Française ! Nous sommes donc victimes de notre propre succès. Mais vous savez, la Schaubühne aurait pu fermer depuis longtemps sans ces recettes, comme d’autres théâtres l’ont déjà fait. Je travaille quotidiennement, depuis maintenant pas mal d’années, pour garantir la survie de la Schaubühne et le travail de ses 220 employés. Je suis responsable de toute cette équipe qui fonctionne à la manière d’une entreprise privée. Mais pour l’instant, et peut-être en raison de la faiblesse des autres théâtres, nos productions se vendent et s’exportent dans le monde entier. Hélène Kuttner À découvrir sur Artistik Rezo : [Photos © Paolo Pellegrin et en couverture © Falko Siewert Falko Siewert/FALKO SIEWERT]
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