“Sentinelles” : trois comédiens virtuoses dans le tourbillon passionnel de la musique
Comment évoquer la passion de la musique et la virtuosité des musiciens qui se jettent corps et âme dans la plus âpres des batailles, celle qui donne la vie ou la mort à des candidats habités par leur passion ? Jean-François Sivadier, amoureux de musique et de théâtre, s’est inspiré d’un roman de Thomas Bernhard pour mettre en scène trois pianistes face à leurs destins, à leurs concours et à leur amitié. Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki sont les merveilleux interprètes de ce vibrant trio de pianistes … sans piano.
Qu’est-ce qu’un artiste ?
Pourquoi se lance-t-on dans une carrière artistique ? Pourquoi dédier sa jeunesse à un violon ou à un piano ? Quelle soif d’absolu conduit tout jeune artiste à poursuivre une voie de sacrifice et d’abnégation, parmi tant d’autres jeunes gens toujours aussi doués ou aussi déterminés ? Jean-François Sivadier s’est inspiré d’un roman de Thomas Bernhard, Le Naufragé, pour imaginer un dialogue entre trois amis pianistes. Mathis, jeune prodige et fils de Sarah Stensen, une concertiste réputée, à l’exigence et la radicalité du musicien d’exception Glenn Gould ; Swan Estovan, qui fut l’élève de Sarah, habité par un classicisme d’une pureté et d’un romantique échevelé, et Raphaël Desparnès, pour qui la musique rime avec la vie et avec l’action politique. Vincent Guédon (Mathis), Samy Zerrouki (Swan) et Julien Romelard (Raphaël) incarnent ces trois fous de musique de manière totalement bouleversante et avec une sincérité brûlante. Face public, le spectacle débute par une interview qui déroule des existences entières où l’on entend les paroles du maître Vladimir Horowitz, celles du musicien Glenn Gould interrogé par Bruno Montsaugeon, reprises par les personnages dans des échappées musicales et philosophiques qui interrogent la place de l’artiste dans le réel.
Des acteurs qui dansent
Dans un espace plus nu qu’un théâtre vide, avec seulement des chaises et une petite table, et des projecteurs qui balaient la scène, les trois comédiens habitent, dansent littéralement ces dialogues, ces tirades qui racontent en vérité la vie, la jeunesse, l’apprentissage et la rigueur, les pas de côté et les découragements, les réussites et les échecs. Chacun admire l’autre, et si des trois c’est Mathis le musicien d’exception, le génie absolu, les deux autres déploient aussi leur talent et leur travail exceptionnels. La réussite de ce spectacle tient avant tout au brio des acteurs qui accomplissent sur le plateau un étourdissant moment de théâtre : ils y incarnent des pianistes qui parlent de musique sans piano. C’est en dansant, dans une adresse d’une grâce absolue au public, une générosité flamboyante, qu’ils parvient à nous transmettre leur passion, leur enthousiasme et leurs doutes existentiels. Et l’on comprend qu’il ne s’agit pas seulement de piano, de musique, mais d’art et de vie, d’efforts et de travail, de compétition et de folie.
Concours
Le grand moment du spectacle, exceptionnel d’intensité et de suspense, est celui où chacun d’eux va tenter le fameux Concours international Tchaïkovski, l’une des plus prestigieuses compétitions de piano qui se déroulent tous les quatre ans au Conservatoire de Moscou. Bach, Mozart ou Rachmaninov, Chopin ou Stravinski que l’on entend jouer à la perfection, deviennent les enjeux des plus grands virtuoses. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce spectacle est tout sauf un pensum pour musicologues avertis, c’est un véritable feu d’artifice d’intelligence, d’humour et de fantaisie vibrante. On y parle, on y danse le piano avec des mains pleines de craie qui s’envole comme de la poudre argentée sur les touches en noir et blanc d’un clavier bien tempéré. La chorégraphe Pina Bausch n’est pas très loin qui les fait asseoir sur des chaises de bal et se lever en cadence, mus par l’âme de la musique et la joie de jouer. Une sacrée performance.
Hélène Kuttner
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