“Roméo et Juliette” à l’Opéra Bastille : un spectacle magistral
Mise en scène somptueuse, scénographie mouvante et fantastique, direction musicale du grand chef d’orchestre Carlo Rizzi, les superlatifs ne manquent pas pour rendre compte de cette nouvelle production dominée par un couple de chanteurs magnifiques : Elsa Dreisig et Benjamin Bernheim. Quand le théâtre de Thomas Joly tutoie la musique de Gounod, on touche au sacré.
L’amour au temps de la peste
Nous sommes à Vérone, en temps de guerre et de peste, durant le grand bal donné par les Capulet à l’occasion de l’anniversaire de leur fille Juliette. Après un prologue sulfureux ou des personnages aux masques d’oiseaux chargent des dizaines de cadavres sur les charrettes, dessinant des ombres funèbres sur le noir paysage de l’épidémie qui ravage la ville, l’heure est à la fête avec l’organisation de ce grand bal qui verra le triomphe de la famille Capulet, grande ennemie de la famille Montaigu. Thomas Joly, qui vient de triompher avec la mise en scène de Starmania et qui est élu pour orchestrer la cérémonie d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques 2024, déploie tous les moyens d’une fantasmagorie de cinéma. Le décor déploie à l’identique l’immense escalier du Palais Garnier, dont la double volée de marches est surmontée par des vestales et des candélabres ployant leurs bougies vers le ciel étoilé. Ce promontoire monumental, signé par le très talentueux Bruno de Lavanère, va ensuite tourner sur lui-même au rythme de la musique, enveloppant ou dévoilant les personnages pour leur donner une seconde vie, rêves et cauchemars, fantômes et chimères croisant le fer grâce à la plus féconde des imaginations.
Chorégraphies diaboliques
Pour donner corps à la fête, alors que la mort décime les corps et que les familles se haïssent, les choeurs nombreux et puissants se mêlent aux danseurs saisis par une transe tellurique, animés d’une gestuelle venue d’Afrique ou d’Orient, dirigés de manière assez prodigieuse par la danseuse Josépha Madoki, prêtresse du Waacking, un mélange de funk, disco, soul step et hip hop, qui déchaîne et déstructure les silhouettes en renversant les genres et les humeurs. On waacke donc beaucoup sur les marches de l’escalier royal du palais des Capulet, quand Juliette apparaît tristement aux cotés de son père avant son mariage avec son fiancé Pâris. Les lumières sont elles aussi habilement choregraphiées par Antoine Travers qui fait pleuvoir des rayons d’or et d’argent sous forme d’étoiles géantes, multipliant les projections sous forme de spots fluorescents, sculptant ainsi la texture des corps et des visages, face blanche, face sombre, comme sur un plateau de concert. Noir, blanc et rouge sont les teintes qui font et défont cette intrigue médiévale et cruelle comme un film de Tim Burton et qui magnifient, avec l’or, les superbes costumes de Sylvette Dequest.
Voix célestes
Pour incarner cette histoire d’amour et de mort, mise en musique avec un noble romantisme et une ardeur méridionale par Charles Gounod, pour porter cette histoire mythique à la hauteur de cet opéra au succès toujours renouvelé depuis sa création au Théâtre Lyrique en 1867, il faut des voix et des interprètes particuliers, capables d’une grande résistance physique et de prouesses vocales. Elsa Dreisig, fée blonde moulée en tailleur pantalon de satin blanc, est tout simplement renversante, d’une fraîcheur irrésistible et dotée d’un soprano puissant et vert à la fois, mêlé à une aisance dramatique juvénile et solaire. Sa manière de se mouvoir tel un chat, de se languir en amoureuse, ou de dévaler, à demi-morte, les marches de l’immense escalier, nous laisse pantois. En Benjamin Bernheim, cette Juliette possède un Roméo d’exception, d’une élégance et d’une justesse sans faille, doté d’un naturel et d’une diction française parfaite qu’il associe avec une brillante intelligence dramatique. Le ténor franco-suisse prouve une fois encore sa maîtrise accomplie et précise de la musique française et c’est un régal de l’entendre chanter et jouer. Le reste de la distribution est à cette hauteur. La mezzo Lea Desandre est merveilleuse dans Stéphano, Laurent Naouri est plus que parfait dans le rôle de Capulet, tandis que Jean Teitgen campe un émouvant Frère Laurent et que Sylvie Brunet-Grupposo joue Gertrude. Le Mercutio explosif et athlétique de Huw Montague Rendall, le Tybalt de Maciej Kwasnikowski sont tous deux formidables. A la tête de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Paris, le maître Carlo Rizzi est à la manœuvre, magnifiant la poésie et le feu de cette partition qui ne cesse de nous éblouir. Un spectacle total, limpide et mystérieux comme la vie. Pour tous les âges.
Hélène Kuttner
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