Roland Petit célébré en beauté à l’Opéra Garnier
Enfant de la maison pour en avoir été l’élève puis le danseur, Roland Petit s’en est rapidement émancipé pour voler de ses propres ailes, mêlant ses chorégraphies au théâtre, au cinéma, à la peinture, à la photographie, faisant feu de tous les arts pour notre plus grand bonheur. Aurélie Dupont, la maîtresse des lieux, a programmé trois joyaux du grand chorégraphe, Le rendez-vous, Le jeune homme et la mort et Carmen, qui tutoient l’amour, la mort, le couple, de manière terriblement charnelle. A ne rater sous aucun prétexte.
Rendez-vous au paradis
Avec Roland Petit, on ne regarde pas seulement les artistes danser sur une partition musicale, ce qui serait déjà pas mal lorsqu’on côtoie ceux du corps de ballet de l’Opéra de Paris. On pénètre simplement dans un monde total où les décors, les costumes, les lumières, le livret et la musique se répondent pour raconter des histoires. Quelles sont-elles ? Un jeune garçon de vingt ans qui tombe dans un spleen romantique et noir, avant de croiser la plus belle fille du monde pour le ramener à la vie, un autre qui broie du noir dans sa chambre de bonne perchée sous les toits et que la mort, éclatante dans sa robe de soleil, prend par la main, puis une Carmen brûlante de désir qui n’en fait qu’à sa tête, change de fiancé, roule des mécaniques sexuelles, pour le malheur du toréador qui se meurt d’amour et finit par l’occire. Ultra simples, ces petits scénarios, écrits par Jacques Prévert, Jean Cocteau ou Mérimée, ne racontent rien d’autre que la vie qui unit, sépare, fait souffrir les être qui s’aiment.
Paris by night
Et voici une rue de Paris, décorée par le photographe Brassaï, dont le rideau de scène est dessiné par Pablo Picasso. Joseph Kosma, magnifique compositeur des films de Marcel Carné et de Jean Renoir, nous emballe déjà au son de l’accordéon. Devant l’Hôtel de la Belle Etoile, Mathieu Ganio, allure de prince romantique, sombre et solaire, désespéré et désabusé, est affublé d’un bossu bout en train, Hugo Vigliotti a la crinière rouquine et au corps élastique. Autour d’eux, des jeunes gens glissent sur le bitume à la manière des comédies musicales américaines, fardées d’une nostalgie poétique à la française. Les violons vibrent, la harpe égrène ses notes comme des larmes, mais le jeune homme ne mourra pas. Alice Renavand, apparition mystique en bas de soie noire, coupe carré à la Louise Brooks, douce et cruelle à la fois, le pique au coeur et l’emporte dans un duo sensuel et piquant, hérissé de ballet classique et de gestuelle expressionniste des années 1920. Touché, le héros succombe à la dame de coeur.
Plus rien à perdre
La chambre est petite avec un grand rideau rouge, une table et une chaise, qui toutes deux valseront plus tard. Dans le second opus, Le jeune homme et la mort, Hugo Marchand, grand corps athlétique et visage fiévreux, est habité par la souffrance. Son regard cherche désèspérement une issue à son mal être, à sa misère. Une salopette de toile de jean l’habille à moitié, découvrant épaule et torse. Est-ce du théâtre ou du cinéma muet ? En tous cas le danseur incarne ici l’âme entière de son personnage auquel il prête une fureur de panthère en cage, dont le regard est perdu. La mort, elle, éclatante en robe couleur soleil, vient le narguer, le provoquer, l’entraîner vers cette fatale issue. Laura Hecquet est l’assaillante maléfique et féline de cette scène de corrida. Jean-Sébastien Bach déploie le rythme entêtant d’une Pasacaille ennivrante, fort bien interprétée par l’Orchestre Pasdeloup dirigé par Pierre Dumoussaud. Sauvage, violent, animal, c’est un pur moment d’extase chorégraphique magnifié par les danseurs.
Carmen for ever
A l’époque de cette création, les puristes avaient crié au scandale. Bizet et Mérimée étaient compressés en 45 minutes de danse enlevée, colorée et même très drôle, alors que la teinte espagnole, sanglante et pathétique, régnaient sur le livret. Bien plus tard, la metteur en scène anglais Peter Brook créa sa propre Carmen, en la réduisant également à l’essentiel. Dans des décors efficaces et légers d’Antoni Clavé, Amandine Albisson déboule comme un feu d’artifice, coupe de garçonne façon Zizi Jeanmmaire, le buste moulé dans un corset d’acier, toute en jambes interminables et fuselées. Ça claque, ça remue et se met en transe, les garçons n’ont qu’à bien se tenir. Une bande d’ouvriers et d’ouvrières, mi brigands, mi filles de joie, s’en donnent à coeur joie dans la rigolade, pieds en dedans ou en dehors, rythmes heurtés comme une danse africaine. Arrive un beau militaire séduit par la Gitane, Don José, campé par Stéphane Bullion que la belle rendra littéralement fou. Et c’est cette folie, ces coups de feu et de théâtre, ces scènes de bagarre expressément érotiques que dessine le court ballet que nous voyons aujourd’hui. Sans fioritures, c’est une chorégraphie acérée comme une lame, et qui s’autorise aussi toutes les libertés du théâtre et de la pantomime, en restant d’une exigence physique absolue. Un total bonheur.
Hélène Kuttner
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