“Racine carrée du verbe être” : une épopée fantastique sur les pistes du possible signée Wajdi Mouawad
Dans un spectacle en forme d’épopée traversant Beyrouth, Rome, Paris, Montréal et Livingstone (Texas), Wajdi Mouawad, auteur, acteur, metteur en scène et directeur du Théâtre de La Colline explore les vies possibles d’un narrateur double de lui-même selon l’éventail de différentes hypothèses. L’histoire se déroule sur une semaine et plus de six heures de spectacle, que l’on peut voir en intégrale avec entractes le week end ou en deux parties en semaine. Une troupe éclatante de quatorze comédiens et un enfant, le narrateur petit, porte haut ce flambeau d’un théâtre brûlant et déchirant, porteur de toutes nos interrogations.
Une fratrie de fantômes
Wajdi Mouawad, né en 1968, était enfant quand il a quitté avec sa famille le Liban, ravagé par la guerre civile en 1978. Exilé à Paris, puis à Montréal au Québec, avant de revenir en France, son écriture et ses créations dramatiques, qui sont liées inextricablement, ne cessent d’approfondir la thématique de l’exil, de la guerre, la déchirure de la séparation et le pouvoir dévorant des liens familiaux. Le 4 août 2020 à 18h, deux dramatiques explosions ont ravagé le port de Beyrouth, revivifiant le traumatisme de la guerre et provoquant d’énormes destructions, des centaines de morts et de blessés, sans qu’aujourd’hui la population libanaise ne puisse encore être rassurée sur les dédommagements et les reconstructions. Dans la belle scénographie d’Emmanuel Clolus, qui fait glisser de manière cinématographique les murs et les fenêtres des différents espaces, entre Beyrouth, Paris, Rome, Montréal et Livingstone alors qu’un écran géant nous rappelle, entre chaque tableau, l’image réelle ou dessinée de ces explosions qui viennent, comme un coup fatal du sort, revivifier la mémoire tragique des origines, et marquer les personnages au fer rouge.
Obsession mathématique
Pour Wajdi Mouawad, l’exilé poly-traumatisé, un enfant qui a connu la guerre ne peut vivre comme les autres. Une vigilance inquiète l’habite toute sa vie, quand l’art, le théâtre, l’écriture, la peinture, peuvent libérer ou du moins faire vivre ses démons. La question qui a provoqué cette dernière création tient au hasard de la destinée. Alors que son père avait régulièrement renouvelé les visas de la famille pour Paris ou Rome si la situation se gâtait, son frère achète des billets pour le premier vol du lendemain, Paris. Et si l’horaire de Rome avait été modifié ? Et si la guerre civile ne s’était pas embrasée avec l’intervention des états limitrophes ? S’inspirant de la constante mathématique qui fait de la racine carrée de deux un nombre irrationnel, possédant un nombre infini de chiffres après la virgule, l’auteur, avec la collaboration dramaturgique de Stéphanie Jasmin, utilise la métaphore de la racine carrée du verbe être pour projeter les infinis possibles de son personnage héros, jouée en alternance par lui-même et Jérôme Kircher, absolument fabuleux dans le rôle d’un neuro-chirurgien égocentrique et pitoyable. D’un point A, prologue où le héros enfant, Talyani (Italien en arabe) dialogue avec son père ou son oncle de questions de science ou de physique un lundi d’août 1978, au point B, épilogue en août 2052, ou Talyani petit-fils, continue seul d’étudier les questions de physique, les trajectoires du personnage pivot vont se croiser et s’enchevêtrer de manière folle.
Shakespeare, le réel et l’illusion
La physique, les mathématiques, la psychologie et les neurosciences s’invitent copieusement dans le spectacle en brouillant les pistes de manière vivante, dramatique ou festive. A Paris, c’est Talyani chauffeur de taxi, incarné par l’auteur, que nous retrouvons, conduisant un Monsieur Parent soutenant des militantes de la cause écologique prêtes à s’immoler comme les arbres qu’on abat pour construire des lotissements. A Rome, dans la chambre d’un grand hôtel, Talyani chirurgien/Jérôme Kircher s’occupe de son image après une prestation télévisée, tout en attendant, fébrile dans son peignoir de bain, l’arrivée d’une jeune prostituée qu’il a l’habitude de fréquenter. Egocentrisme, brutalité, mépris des autres, rien de bien positif n’émane de ce personnage imbu de lui-même que ses enfants, dont il a depuis longtemps perdu la trace, voudront retrouver à la fin.
A Montréal, Talyani/ Wajdi Mouawad est un peintre obsessionnel qui fuit les mondanités et exècre les journalistes. Malgré son attachée de presse, jouée par l’explosive Julie Julien, il parvient à défrayer la chronique en agissant comme un « chien » au sens propre du terme alors que son triptyque charrie le sang et le sperme sur la Vierge Marie. Au Texas, Talyani/ Jérôme Kircher est un assassin qui à 17 ans tue un jeune couple dans une voiture, laissant indemne le bébé à l’arrière. Bébé devenu adulte qui ira l’interviewer avant l’exécution de sa peine de mort. Enfin, celui qui est resté au Liban, le Talyani de Beyrouth avec ses deux jumeaux et sa femme, dévastés de voir la boutique paternelle de blues-jeans détruite par l’explosion du 4 août 2020. Voilà les cinq pistes qui vont multiplier les hypothèses à l’infini, au rythme d’une série télévisée, où se croisent les femmes, mères, filles et soeurs jouées magnifiquement par Madalina Constantin, Jade Fortineau, Norah Krief, ou les pères, fils et frères, incarnés par Jérémie Galiana, le héros de Tous des oiseaux, Richard Thériault et Raphaël Weinstock. Ils sont tous hallucinants de talent, d’énergie et de sensibilité, avec les plus jeunes acteurs qui jouent plusieurs rôles : Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Maxime Le Gac Olanié, Merwane Tajouiti et Anne Sanchez. Les lumières d’Eric Champoux, la musique de Pawel Mykietyn et le son omniprésent de Michel Maurer contribuent à la puissance d’un spectacle total, d’une humanité poignante, qui nous laisse à la fin K.O. mais la tête remplie d’étoiles. Texte, jeu, images, musique, le public applaudit debout.
Hélène Kuttner
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