“L’écrivain public” : le drame réaliste de Juliet O’ Brien sur la scène du Théâtre 13
Les racines du mal
Concentrant au cœur du récit et recréant au centre de la scène, les éléments d’une rencontre providentielle – celle de l’écrivain public et du clandestin – renvoyant, sur fond d’appels à la mémoire collective, au champ d’une expérience à résonance historique et à visage humain, la pièce de Juliet O’Brien développe les thèmes d’une action dramatique solidement ancrée dans le réel de l’existence singulière tout en gagnant, par-delà cet effort de réalisme, une distance suffisante par rapport à son sujet pour en déconstruire la mécanique et en exploiter la ressource universelle. Divisé en deux plans solidaires, l’espace scénique – dont le dispositif tourne et se retourne à mesure que se resserre le nœud de la situation théâtrale initiale et se précipite la tournure des événements dramatiques – démarque la ligne de fracture qui partage en deux fronts l’existence morcelée de Lansko, jeune exilé ayant quitté sa terre natale pour fuir la dictature politique aliénant la langue et brutalisant la population de son pays.
Passage à la frontière du langage
Une fragmentation spatiale dichotomique reflétant une partition mentale chaotique, rendant tangible le tremblement interne qui déplace le centre de gravité et dérègle le sens de l’existence de celui qui, au péril de sa vie, est condamné à s’exiler, et déjà sensible le trouble qui va s’insinuer au coeur de la relation que le jeune Lansko, dans un dernier sursaut d’espoir, noue avec Rouvesquen, l’écrivain public chargé de rédiger pour lui une demande de citoyenneté lui garantissant le statut de réfugié politique. Entre terre d’asile et terre d’exil, seul le langage fait force de barrage ou de passage : Lansko, illettré s’exprimant dans un dialecte approximatif et du reste fictif – le réalisme de la pièce, ne se bornant ni aux usages formels de la linguistique ni aux repères spatio-temporels de la sphère géopolitique, taille, pour les besoins de l’action dramatique, une langue sur mesure et crée de toutes pièces les capitales imaginaires de Morland et de Zurniken – s’en remet à l’écrivain public, lui confiant, outre l’impératif des démarches administratives, le soin de rédiger pour lui la correspondance qui le relie à sa femme Leila, livrée à elle-même de l’autre côté de la frontière.
Traduction de situation et transfert d’affects
Rouvesquen, l’écrivain public, ayant pour tâche de porter la parole de ceux qui n’en ont ni la force ni les moyens – un exercice dont l’ambivalence pratique contraint bien souvent l’écrivain public à dépasser le cadre de sa fonction en couchant moins les mots sur le papier qu’en allongeant ses patients sur le divan – va se faire traducteur et interprète de Lansko pour lequel il développe très vite une extraordinaire empathie. Une liaison épistolaire dangereuse, mettant Rouvesquen à l’épreuve d’un cas de conscience insoluble qui le poussera d’abord au délire schizophrénique puis en dernière instance à la faute tragique. Le langage étant, une fois lancé, une machine infernale que l’on n’arrête pas, dont on use et qui nous abuse. Ambassadeur de Lansko et ventriloque de Leila – morte assassinée par les factions armées du régime – , à lui seul exégète du drame, Rouvesquen ne pourra plus faire machine arrière. Acteur involontaire et témoin impuissant de la ruine de son ami Lansko qui avait placé en lui toute sa confiance et consumé son dernier espoir, l’écrivain public rédigera le constat de son propre échec. Non celui d’avoir manqué de faire de l’étranger un citoyen, mais celui d’avoir échoué à faire de Lansko un homme, en écrivant pour lui, plus qu’un simple formulaire administratif, une nouvelle page de l’histoire de la clandestinité, signant la fin d’une existence tourmentée et l’avènement d’un nouveau visage de l’humanité.
« L’écrivain public » de Juliet O’Brien, un texte à forte résonance historique et politique, ramenant au centre de la scène l’enjeu des populations clandestines dont on comprend souvent les raisons d’exil mais auxquelles on refuse pourtant la plupart du temps la terre d’accueil. L’écriture d’un drame étrangement familier dont la gravité et la réalité intrinsèques suffisent à elles seules pour donner avec sobriété au sujet toute sa pesanteur. On regrettera alors le déploiement d’une mise en scène dont l’extrême réalisme falsifie en fin de compte la profondeur du témoignage dramaturgique.
Nora Monnet
L’écrivain public / Ecrit et mis en scène par Juliet O’Brien
Avec Anne Barbot, Marine Benech, Jean-Philippe Buzaud, Dominique Langlais et Bob Kelly
Traduction / Marine Benech
Assistante mise en scène / Nelly Framinet
Musique / Steve Gallagher
Costumes / Fabienne Desfleches et Mélanie Clenet
Scénographie / Florence Evrard
Création costumes / Philippe La combe
Régie générale / Jean-François Domingues
Production / Plateforme Théâtre Coproduction Théâtre Romain Rolland et Théâtre de la Jacquerie avec le soutien du Conseil Général du Val de Marne, de l’Adami, de la Drac Ile-de-France dans le cadre du « compagnonnage »
Du 08 septembre au 18 octobre 2009
Le mardi, mercredi et vendredi à 20h30
Les jeudi et samedi à 19h30 et le dimanche à 15h30
Tarifs de 5€ à 22€
Renseignements & Réservations au 01 45 88 62 22
Théâtre 13
103, boulevard Auguste Blanqui
Métro : ligne 6 / station Glacière
Bus : ligne 21 / arrêt Glacière-Daviel – ligne 62 (rue Tolbiac, arrêt Vergniaud)
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