Kean au Théâtre de l’Odéon
Dans un décor clinique à l’atmosphère désaffectée, deux créatures mondaines, isolées dans leur boudoir en contreplaqué, engagent une conversation de salon à angle droit. Diction surarticulée, gestes empruntés, rictus figés ; ces dames attendent, dans le superbe artifice de leur vanité, le reste des invités. Mais le spectacle ne pourra commencer sans lui. Qui ? Monsieur K., Kean, Edmund Kean évidemment. Tous sont suspendus à l’épiphanie du divin, du göttlich, du divin Kean – créature surhumaine, comme venue d’un autre monde, comme issue d’un autre ventre – qui sait comment se faire désirer. Acteur adulé, à l’existence dissolue, triomphant au théâtre royal de Drury Lane à Londres, Sir Kean est une idole qui ne connaît pas le crépuscule. Protégé et manipulé par les puissants de ce monde – le prince de Galles, les ray-ban louchant sur la bedaine, en tête – Edmund Kean le sulfureux est le génie du désordre, le héros de ce joyeux bordel auquel ressemble l’Angleterre déromantisée du XIXème siècle. Prince d’une mondanité débauchée et ensauvagée, brûlant de désir pour toutes les ladies et comtesses de la principauté, Kean, dans le geste distingué du chic mélancolique, déglace sa libido au champagne.
Sur le plateau, le drapeau du Danemark et de l’Angleterre, hissés l’un devant l’autre, cherchent tour à tour à se voler la vedette ; c’est à celui dont le royaume sera le plus pourri. Et ce Hamlet, il est Danois ou… ? « Ich bin Heiner Müller ! », gueule-t-il dans son micro, sur un air possédé de guitare électrique. Au royaume de Pan-Kean, Sir l’irrévérencieux, le défroqué, tous les coups de théâtre sont permis. Pas d’autre façon de s’en tirer.
L’interprète, Alexander Scheer habite Edmund Kean si ce n’est Kean qui l’habite. D’un bout à l’autre, Scheer-Kean, acteur porté aux nues puis mis en croix, tantôt monstre Monty Python, crooner androgyne singeant la dégaine de Bowie, rockstar sapé Sergent Pepper, maniaco-dépressif tirant sur sa pipe d’opium, boxer au slip relâché le poing serré, Christ épineux et barbelé baigné dans le sang de la colère d’un Klaus Kinski. Un kaléidoscope d’incarnations matraquant le corps de l’acteur de la série des métamorphoses que lui seul est capable d’encaisser. Comme relié à son propre corps par une « attache élastique », l’acteur Alexander Scheer, bête de scène aveugle, fouille l’espace de tous les possibles sans jamais perdre de vue son centre de gravité.
Castorf lui-même, dans sa direction d’acteurs, pousse l’interprète à l’excès de la totalité pour exprimer, à l’usure, tout son jus, son sang, sa sueur, ses humeurs. Hors de la fosse, le corps désossé, Kean, ivre de chaos, apostrophe le destin qui face à lui n’a pas su trancher. Englué dans l’or noir insoluble du « Sex, drugs and Rock’n’roll », « Richard the third », « Hamletmaschine »,… le volatile Scheer-Kean se débat comme un diable pour ne pas sombrer dans la catatonie. Mais l’infernale machine est lancée, et pendant plus de quatre heures de bruit et de fureur, il faudra tout faire pour ne pas trébucher à son tour sur les cadavres que l’histoire, du sceau de sa dette tragique, a tous estampillés. Grimé au charbon de la tête aux pieds, Kean tâtonne à la recherche de son reflet. Le masque de l’acteur colle tant à la peau que personne ne sait plus où il en est. Les femmes, faites femelles à quatre pattes, littéralement atterrées, flairent le sol sur les traces de leur infra-humanité. Tous sont déchus en sublimes déchets emportés par le courant dumassien-müllerien-shakespearien de l’esprit de cruauté.
Le spectacle joué dans la langue originale de la Volksbühne de Berlin, surtitré en français, fait saigner les plaies des pensées de la machine Hamlet, tandis que, sans claudiquer, Kean conjugue Richard III au présent en toute saison : « Now is the winter of our discontent ». Du haut de cette tour de Babel, le public, jeté au bord du sens, contemple la spirale de la mise en abîme, estomaqué.
Dans le désordre et le génie inspirés de Frank Castorf, Edmund Kean et Alexander Scheer, c’est tout le théâtre qui, sous les auspices de cette divine trinité, s’est une fois encore, réinventé.
Nora Monnet
Kean ou désordre et génie
Comédie en cinq actes par Alexandre Dumas et Die Hamletmaschine par Heiner Müller
Mise en scène Frank Castorf
En allemand surtitré
Adaptation : Frank Castorf & Lothar Trolle
Scénographie : Hartmut Meyer
Costumes : Jana Findeklee & Joki Tewes
Lumière : Torsten König
Dramaturgie : Sebastian Kaiser
Bande son, musique : Steve Binetti
Avec Georg Friedrich, Axel Wandtke, Jeanette Spassova, Jorres Risse, Alexander Scheer, Silvia Rieger, Mandy Rudski, Michael Klobe, Andreas Frakowiak, Luise Berndt, Inka Löwendorf, Steve Binetti, Henry Krohmer
Production Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Créé le 6 novembre 2008 à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin
Du 09 au 15 avril 2010
Du mardi au samedi à 19h / Le dimanche à 15h
Durée : 3h50 avec entracte
Allemand surtitré
Tarifs 32€ – 24€ – 14€ – 10€ – 6€
Location au 01 44 85 40 40 ou sur www.theatre-odeon.eu
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon 75006 Paris
Métro Odéon – RER B Luxembourg
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