Proudhon modèle Courbet – Théâtre de l’Essaïon
Tout les oppose, tout les rassemble. Proudhon le penseur, philosophe anarchiste de gauche tellement misogyne que la femme lui est indispensable au-delà de tout. Courbet, le manuel, l’artiste révolutionnaire, l’épicurien, l’iconoclaste apôtre de l’art vivant récusant la formule parnassienne de l’art pour l’art et, même s’il ne le dit pas, la célèbre phrase de Gauthier « J’ai toujours préféré la statue à la femme ». « La vrai dignité de la femme est dans le ménage » dit le penseur. « La femme c’est un modèle » rétorque le peintre.
On le sait, ces deux-là se connaissaient, s’appréciaient. Courbet a peint Proudhon. Proudhon a soutenu Courbet. Fait-on plus beau sujet de théâtre, cet art du mot et du visuel ? Bien sûr, au théâtre, on aime les grands affrontements, plus encore s’ils mettent en scène deux illustres personnages (Ne citons que celui de Foucher/Talleyrand conviés au fameux « Souper »). Jean Pétrement aurait pu ne mettre en exergue que les points qui opposaient les deux hommes. Il a opté pour un canevas beaucoup plus subtil où ces grandes oppositions servent de socle à un état des lieux d’une société embarquée dans un tourbillon politique où règne l’incertain et une effervescence cristallisée par les utopies d’un monde meilleur dans ce 19ème siècle de tous les possibles, celui de Marx, Hugo, Delacroix et Zola. Du coup, le spectateur n’assiste pas à ce type de joutes verbales toujours jubilatoires entre deux hommes que tout oppose mais à un véritable débat.
Le texte de Pétrement est sublime et souvent très drôle. Il allie la force du discours politique débarrassé de tout didactisme lénifiant et le rythme de l’échange. Pour casser toute structure de duel au sommet, deux personnages supplémentaires s’invitent sur le plateau, Jenny la modèle et Georges, braconnier. A leur manière, ils temporisent les emportements de la plume et du pinceau, faisant intervenir l’homme de la rue et la femme… Une distribution somme toute très démocratique, ces deux personnages ne jouant pas seulement les faire-valoir mais bien un rôle à part entière.
L’élément essentiel du décor, qu’abritent les voûtes médiévales de l’Essaïon, conférant une plus-value indéniable à l’ambiance générale du spectacle, est une immense toile en devenir qui coupe la scène en deux. Elle sert d’amorce au dialogue autant qu’elle métaphorise le caractère jamais définitif des choses, des débats, des questions posées. Sur scène, quatre comédiens viscéralement habités transforment ce texte magnifique en un immense moment de théâtre, éclatant d’intelligence et de modernité. Sans jamais s’accorder ni le beau rôle ni même une quelconque suprématie sur la scène (ce qu’auraient fait sans ambages bien des auteurs), l’homme orchestre Pétrement parvient à une partition parfaitement équilibrée dont les solistes rendent toute la quintessence. Du grand art, indéniablement.
Franck Bortelle
Proudhon modèle Courbet
Texte et mise en scène de Jean Pétrement
Assistante mise en scène : Maria Vendola
Avec Elisa Oriol, Alain Leclerc, Jean Pétrement et Djelali Ammouche
Création lumière : Baptiste Mongis // Décors et graphisme : Magali Jeanningros
Jusqu’au 25 mai
Du jeudi au samedi à 20h
Réservations : 01.42.78.46.42 ou
Durée : 70 min.
Théâtre de l’Essaïon
6, rue Pierre au Lard
75004 Paris
M° Rambuteau, Hôtel de Ville ou Chatelet
[Photo © Danica Bijeljac]
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