Pour Millepied, « La nuit s’achève » à l’Opéra
Bel/Millepied/Robbins Avec le Ballet de l’Opéra de Paris Du 5 au 20 février 2016 Durée : 3h (avec deux entractes) Opéra Garnier |
Du 5 au 20 février 2016 Avec La nuit s’achève, Benjamin Millepied séduit le public au Palais Garnier. Mais à qui s’adressent les ovations? Au chorégraphe, au directeur de compagnie qui vient d’annoncer son départ ou à la star qu’il est, en partie grâce à son épouse Natalie Portman? Sa création pour trois couples de danseurs fait habilement le lien entre un nouveau pied de nez signé Jérôme Bel et le classicisme relatif de Jerome Robbins. Le départ fracassant de Benjamin Millepied qui abandonne son projet à la direction du Ballet de l’Opéra n’a fait qu’augmenter l’intérêt pour cette nouvelle création et son message en tant que chorégraphe. S’il déclare vouloir se consacrer entièrement à l’artistique, c’est pour offrir quoi au public de la danse? « La nuit s’achève » se déploie en dialogue avec la sonate « Appassionata » de Beethoven, interprétée au piano, par un Alain Planès très inspiré. Installé au-dessus de la fosse d’orchestre couverte, il regarde le plateau, faisant le lien entre le public et les danseurs. Il est donc question de passion et d’une nuit pleine de poésie amoureuse. Cette danse n’est faite que pour évoquer des sensations, pour entraîner le spectateur dans un tourbillon qui ne cesse de s’intensifier. Petit à petit, on entre comme dans un état d’ivresse, une impression d’être entouré de bulles de champagne. L’erreur de Pierre Bergé Le début de « La nuit s’achève » est pourtant d’un classicisme confondant, si proche des registres d’un Balanchine et d’un Robbins, qu’on comprend pourquoi Pierre Bergé peste contre Millepied en l’accusant, sur Twitter, de plagier le maître américain, ce Robbins dont la fameuse partition chorégraphique sur « Les Variations Goldberg » de Bach clôt la soirée. Bien sûr que Bergé se trompe. Il n’est pas seulement permis, mais en plus un exercice passionnant d’entrer en dialogue avec un maître. Millepied ne cesse de rendre hommage à Robbins. Dans « La nuit s’achève », il introduit de subtiles digressions comme ces portées aux battements de jambes ou ces suspensions du temps, brèves attentes qui signifient des éternités, créant des moments presque cinématographiques et des ambiances comme dans les tableaux d’Edward Hopper. Dans la seconde partie, Amandine Albisson et Hervé Moreau apparaissent tels des amants dans un film italien, incarnations de la séduction et du rêve amoureux. Tout de blanc vêtus, ils s’embrassent sous le regard des quatre autres, maintenant en couleurs sombre sans éclat, comme des soucis du quotidien, dont on serait enfin débarrassé. Si la chorégraphie est de plus en plus mouvementée, elle joue également sur des ralentis, juste suggérés, tout en restant très fluides. Là aussi, Millepied introduit un moyen d’expression très filmique. C’est dans ses détails que « La nuit s’achève » est grand. Evoquant des vagues et autres motifs de la nature, ce pas de six s’envole avec la légèreté de Sae Eun Park, aux battements de jambes fins comme du papier chinois (mais attention, Park est Coréenne!) et aux promenades sur pointes qui frôlent l’illusion d’optique. Si Park est l’air, Ida Viikinkovski incarnerait le feu, dans un passage turbulent et expressif. Aussi, Millepied dont on sait qu’il aime à nous faire découvrir les jeunes talents de la compagnie, révèle les tempéraments et les qualités spécifiques de chacune. Sur le plateau, il sait mettre en valeur ses interprètes. Ici il les sert presque mieux que lui-même en tant qu’auteur, ne révélant que vers la fin le pourquoi des passages très sages du premier mouvement, qui n’étaient qu’une nécessaire préparation de l’envol progressif. Jérôme Bel dévoile l’Opéra Quand on voit le côté aérien et l’insouciance de ce ballet, on comprend mieux à quel point Millepied devait se sentir bloqué par les fameuses lourdeurs de la maison Opéra, héritées du XIXè siècle. Si le public l’ovationne longuement, il exprime peut-être aussi une gratitude de ne pas avoir à suivre une seconde intervention à la Jérôme Bel dans cette soirée. « Au risque du dissensus » est le titre de l’article qui lui est consacré dans le programme. Et en effet, hués et bravos s’affrontent à la fin de cette première partie, où Bel amène sur le plateau l’esprit anti-conventions que Millepied tentait, trop brusquement sans doute, d’introduire dans les structures du Ballet de l’Opéra. Trois danseurs introduisent sur le plateau une caissière de supermarché, une femme en fauteuil roulant (Sandra Escudé de la compagnie de danse inclusive Tatoo) et une spectatrice, passionnée de ballet, âgée de 84 ans. Sauf que… Sylviane Milley a dû être hospitalisée et l’étoile Benjamin Pech se trouve seul sur le plateau, à commenter la vidéo des dernières répétitions, où il porte dans ses bras cette octogénaire comme si elle était sa fiancée. Sauf que… la forêt nocturne du second acte de Giselle, avec la tombe de la belle, reste longtemps déserte, Grégory Gaillard (coryphée) expliquant d’abord en coulisses à Henda Traoré le fonctionnement de la maison, puis le plateau, la salle, les traditions, les dorures etc. Et, événement inédit, la montée de tous les éléments de décor ouvre la vue sur le fameux Foyer de la Danse, où jadis les bourgeois approchaient les danseuses. Quand finalement la caissière se met à danser sur un tube africain, Gaillard la rejoint avec quelques pirouettes et grands jetés qui tombent en porte-à-faux. Il va de soi que ce démontage des codes suscite l’ire d’une partie du public, et c’est parfaitement salutaire. Il est à craindre qu’Aurélie Dupont qui succède à Millepied, préférera ne pas se brûler les doigts de cette manière. Ce qui est certain, c’est qu’une autre partie du public ne comprend rien à ce premier tableau, aucun surtitrage n’étant mis en place, alors qu’une très grande partie du public est fait de touristes ne comprenant pas le français. Sur quelle jambe danser? La présence du décor de Giselle n’a rien de fortuit. Albrecht (Sébastien Bertaud, sujet) entre pour déposer ses lys blancs sur la tombe de Giselle, quand sa bien-aimée traverse la scène… en fauteuil roulant! Cette apparition, en tutu blanc parfait comme dans un songe, tombe parfaitement juste par rapport à la situation si irréelle autour de la tombe de la jeune paysanne. Escudé possède tout pour incarner le personnage, sauf… sa jambe droite. Mais même les balletomanes ne peuvent qu’être touchés par sa finesse, son port de bras gracieux, sa présence éthérique. Quand elle embarque le prince sur son fauteuil roulant, elle incarne non seulement le souhait de Millepied et Bel à révéler les codes cachés de l’Opéra (en les inversant), mais aussi tout le sens de la danse dite « inclusive », mélangeant personnes avec et sans handicap. Le programme s’achève tout de même sur une heure vingt de Variations Goldberg, danseurs étoiles à l’appui pour saluer Jerome Robbins, histoire de réconcilier même ceux qui se sentent froissés par la malice subversive de l’autre Jérome. Entre les deux, le chorégraphe Millepied penche bien sûr vers celui de New York, mais l’invitation faite au Jérôme parisien construit un programme parfaitement équilibré. Et qui sait, même ceux qui ont sifflé la première partie se mettront à y songer autrement, une fois leurs soif de belles images assouvie. Aussi cette soirée est-elle portée par une finesse diplomatique prouvant une fois de plus que Millepied avait parfaitement sa place à l’Opéra, en tant que directeur artistique de la danse, et qu’il trouve son bonheur en dansant sur cette jambe-là. Aux saluts, quand il reçoit les ovations du public, son soulagement est palpable. Millepied a retrouvé toute sa liberté. Ecouter: Cat Stevens, « Morning has broken », écrit en 1971, comme « The Goldberg Variations » de Robbins. Thomas Hahn [ photos: Benoîte Fanton / Opéra de Paris] |
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