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Philoctète, le palimpseste de Heiner Müller au Théâtre des Abbesses

27 novembre 2009
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Une déclaration de guerre au poème

La réécriture de Heiner Müller n’est pas une variation poétique mais une déconstruction méthodique de l’œuvre de Sophocle. Un éclair de fulgurance faisant violence au texte original en le manipulant par la projection d’une puissante lumière rétroactive. Une fièvre provoquant le poème en le forçant à dissoudre la langue grecque dans une version versifiée exaltant et brutalisant le précipité tragique comme pour le renvoyer à sa solution finale. Une réintentionalisation textuelle visant la perpétuelle actualité de la parole dramaturgique.

C’est sous l’effet d’une telle urgence que Jourdheuil, fidèle ami du poète disparu dont il a largement contribué à divulguer l’œuvre en France, s’est employé, assisté de Jean-Louis Besson, à soumettre une remarquable traduction en français du « Philoctète » de Heiner Müller. Une version inouïe dans laquelle la langue radicale, toujours renaissante, encore expérimentale, revitalise la forme du théâtre de Brecht des années 30 tout en négociant certaines affinités avec le « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. Une mise à mal et à profit de la réserve poétique cherchant à convertir l’acte tragique en un sursaut extatique fouillant dans le mythe lui-même la parole qui n’a plus ni lieu ni temps. Tant sourd en cette parole l’éternelle errance dont l’existence humaine n’est que le gisement apparent, le fragment témoin d’une histoire sédimentée.

La forme du texte de Müller, en son extrême originalité et sa presque parfaite étrangeté, est celle du palimpseste : sur les traces de l’œuvre  première dont elle a effacé et recouvert les traits, la réécriture du dramaturge allemand fait apparaître en transparence, selon un procédé aux allures finales typiquement radiographiques, la trame tragique grecque dont elle a aliéné la forme, tout en en démasquant le fond. Reconnaissable et méconnaissable, propre et étrangère à elle-même, l’œuvre de Sophocle est ravalée par la langue ravageuse de Müller et recrachée aussitôt dans un geste la renvoyant à sa signification profonde.

Un monde sans dieux

Le palimpseste faisant chez Müller l’économie des structures référentielles dont le mythe original est de part en part chargé, avec lui, sont évacuées d’emblée les figures de la divinité : pas de deus ex machina, pas de chœur ni de quelconque épiphanie du divin sachant résoudre en son extrémité le nœud du drame. Sur scène seuls trois protagonistes – Ulysse, Néoptolème et enfin Philoctète, interprétés respectivement par Marc Berman, Marc Barbé et Maurice Bénichou. Car ici, c’est résolument seul que l’homme doit faire face à l’impasse tragique le conduisant là où son être est appelé à s’achever ou à se dépasser. Nulle apostrophe, nul appel, nulle adresse à destination des régions célestes. L’isolement de Philoctète est total. Arrachée à la transcendance, dérobée au monde des vivants, à mi-chemin entre le ciel que les dieux ont déserté et la terre que les hommes, du parfum de la guerre, ont souillée, son existence est comme en transit dans l’intervalle de la privation.

L’entre-deux, entre-deux-fronts, entre-deux-blocs, entre-deux-guerres : le texte de Müller ne cherche pas tant à dramatiser l’actualité présente au moment de l’écriture en 1964 – le contexte de division politique de l’Est et de l’Ouest matérialisant la rupture d’un monde consumé par la guerre froide – qu’à actualiser le drame encore capable de délivrer une vérité au présent. « Ici et maintenant notre pièce se joue ailleurs et autrefois (…) Apprendre à vivre mieux, vous ne le ferez pas chez nous ». Autant dire qu’avec Heiner Müller, on ne joue plus. C’est une fois le masque tombé que la violence paraît dans sa nudité. Dans cette version du drame auquel le cynisme sceptique de Heiner Müller ne donne aucune issue, Philoctète n’aura attendu le retour des siens que pour finir par mourir sous leurs coups entre leurs mains. Héros du désert retournant à la terre dont il ne s’est pour ainsi dire jamais tiré. Cadavre aussitôt ravalé sans autre forme de procès.

Un spectacle qui n’aura pas lieu

L’unique surface de décor concret se résumant à un plan incliné impraticable et sans aspérité, aussi lisse au-dehors que vide au-dedans, la scénographie imaginée pour faire circuler la fièvre du palimpseste tourne in fine au manège statique. Un mécanisme rouillé dont la rigidité paralyse du même coup la dynamique spontanée des trois acteurs dont la gestuelle déjà malaisée apparaît clairement étriquée, dans un corps lui-même coincé, comme pris au piège dans les rouages d’une installation sans grand intérêt.

Plus symbolique et conceptuelle que réelle ou descriptive, la mise en scène – dont l’effort de sobriété aurait gagné noble cause à ménager au langage une place souveraine s’il ne l’avait d’emblée condamné à la stérilité –  se cherche dans l’idée et non dans l’image. Renvoyant ainsi le spectateur à ses propres visions mais le privant aussi du même coup de toute espèce de visibilité. Cette géométrie à trois angles du jeu théâtral épuise les ressources du texte, ne lui laissant ni respiration ni récréation. À l’exception des quelques excentricités corporelles fugitives que Maurice Bénichou – héros rampant sur un sol jonché d’injustices humaines et divines désaccordées – est le seul à pouvoir s’autoriser dans le cadre de cette mise en scène proprement bornée, la masse de gestuelles figées sans cassure et le fleuve de dictions rodées sans rupture alourdissent considérablement le dispositif. Dont la pesanteur saturait et plombait déjà bien assez à elle seule la salle du Théâtre des Abbesses.

L’impeccable linéarité de ce spectacle enclos sur lui-même comme Philoctète l’est dans sa boîte respecte avec discipline la dictée d’une séquence graphique dépourvue d’accents toniques et dont on aperçoit malheureusement trop vite les limites. Certes, drapé du tissu complexe des mots de Heiner Müller, le texte était sans doute suffisamment étoffé pour se passer d’image. Mais n’aurait-il pas alors plutôt fallu s’en tenir modestement à la clarté apportée par la seule lecture du texte ? Un exercice certainement moins spectaculaire mais qui aurait néanmoins la qualité de ne prétendre à aucun autre spectacle que celui que produit naturellement l’émergence du sens dans l’espace libre de l’imaginaire mental. Visant l’épure, le « Philoctète » de Jean Jourdheuil dont l’effort ascétique vire à l’obsession, loin d’unifier les « deux fronts invisibles » que ravit la fièvre du poème müllerien, consomme la fracture de la scène et de la salle.

Un objet théâtral qui met dans l’embarras : face à l’extraordinaire puissance du texte de Heiner Müller, trois héros affaiblis portés par des acteurs dont le talent, par ailleurs absolument indiscutable, passe pour ainsi dire inaperçu tant la pupille aveugle du spectateur avide de spectacle, tâtonne en vain dans le vide.

 

Nora Monnet

 

 

« Philoctète » – Heiner Müller
Traduction /  Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil
Mise en scène / Jean Jourdheuil
Scénographie & Costumes / Mark Lammert
Avec Marc Barbé, Maurice Bénichou, Marc Berman

 

Du 5 au 21 novembre 2009 à 20h30
Renseignements & Réservations au 01 42 74 22 77

 

Théâtre des Abbesses / Théâtre de la ville

31, rue des Abbesses 75018 Paris
Métro : Abbesses

www.theatredelaville-paris.com

 

Lire aussi sur Artistik Rezo la critique du « Philoctète » de Jean-Pierre Siméon mis en scène par Christian Schiaretti au Théâtre de l’Odéon.

 

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