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“Petit Eyolf” : une fable tragique à la clarté parfaite

© Christophe Raynaud de Lage

Dans une scénographie à la beauté nordique, le metteur en scène Sylvain Maurice parvient à nous raconter une histoire terrible, la mort d’un enfant, en respectant superbement la fulgurante pièce d’Ibsen, incarnée ici par des acteurs à la belle sincérité.

Rivalités

En 1894, Enrik Ibsen compose une pièce intimiste, construite à partir d’un drame familial dans une famille dont la maison est située au bord d’un fjord. Le père est un romancier, un philosophe, parti seul en voyage pour pouvoir écrire sur le thème de la responsabilité humaine. La pièce débute avec le retour du père, qui retrouve son épouse et son petit garçon de neuf ans, handicapé à la jambe en raison d’une mauvaise chute étant bébé. C’est décidé ! Le papa va maintenant se consacrer à son gamin, dont la fragilité le préoccupe. Eyolf ne peut participer librement à tous les jeux sportifs des autres enfants, avec sa mauvaise jambe et ses béquilles. Les retrouvailles avec son père permettront à tous les deux d’approfondir une relation filiale, il en va de sa responsabilité. Mais Rita, sa mère, ne le voit pas de cet oeil-là. Son mari est rentré et elle compte bien aussi en profiter, l’enfant n’est pas le seul à avoir besoin de lui.

Disparition

Et justement, au moment où le couple Rita-Allmers se retrouve avec une gourmande sérénité, le petit Eyolf se noie dans le fjord, les yeux grands ouverts dans l’eau sombre. Est-ce en raison de la visite de la mystérieuse Dame aux rats, cette femme à l’allure de sorcière d’un autre âge, qui débarrasse les maisons des rongeurs en les noyant dans l’eau ? Aurait-elle conduit le petit garçon en secret au bout de la jetée ? Et à quel moment les parents ont-ils manqué d’attention pour lui ? Rita n’avait-elle pas un comportement ambigu à son égard ? Et comment s’explique la présence constante d’Asta, la demi-sœur d’Allmers, autour de l’enfant, alors qu’elle refuse les avances du garde-côte ? Ibsen compose des dialogues où tout est clairement exprimé, où les personnages sont les réceptacles d’une somme de désirs et de frustration qui les poussent l’un vers l’autre ou au contraire l’un  contre l’autre. La disparition de l’enfant handicapé provoque au sein de ce trio familial une décharge atomique sans précédent. Dans cet événement, culpabilité et remords, haine et ressentiment, agressivité et dialogue souffleront le chaud et le froid jusqu’à faire exploser les certitudes.

Une interprétation sensible et claire

(c) Christophe Raynaud de Lage

L’intelligence de la scénographie déploie un espace de jeu très libre sur un plateau qui miroite d’une laque sombre, traversée en fond de scène par une jetée qui part des deux côtés. L’eau, aussi le symbole de l’inconscient, envahit tout le plateau bleuté et dépouillé. Les acteurs sont donc pleinement exposés dans cette lumière chaude, coupante, des grandes contrées scandinaves. Pas de frontière ni de mur, d’espace clos ni de refuge, ce qui permet au spectateur de saisir au plus près les tourments des personnages. Dans le rôle du père, David Clavel est formidable d’intensité et de perplexité, traversé en permanence d’élans contradictoires et mû par un absolu idéal. Son épouse, Rita, est incarnée par Sophie Rodrigues, attachante, extravagante et sensuelle, d’une franchise terrible. Le metteur en scène les a habillés de manière actuelle, ce qui rend le couple vibrant de naturel et de spontanéité. Les retrouvailles n’ont besoin d’aucun meuble, les corps se retrouvent à même le sol, sur un tapis chatoyant. Constance Larrieu, plus effacée, campe l’énigmatique Asta, qui semble être le réceptacle des passions du couple. Dans le personnage de la Dame aux rats, Nadine Berland est redoutable, presque trop propre pour un personnage effrayant, alors que Muriel Martinelli joue le jeune Eyolf aux yeux effarés. Enfin, Maël Besnard campe Borgheim, pacifiste observateur de ce drame aux résonances fantastiques, qui annonce la révolution de la psychanalyse. Un théâtre de personnages à l’humanité déchirée, traversé de sentiments complexes, d’une modernité totale.

Hélène Kuttner  

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