“Peter Grimes” : puissant et extraordinaire chef-d’œuvre
Attention chef-d’œuvre. La production mise en scène par Deborah Warner débarque à Paris après Madrid et Londres avec une distribution de premier rang. Allan Clayton est prodigieux dans le rôle-titre, l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Paris subliment la partition dirigée par le chef britannique Alexander Soddy. Un spectacle incontournable.
Un réel distordu par le rêve
La première scène du spectacle est saisissante de beauté. Le malheureux pêcheur, Peter Grimes, maudit par toute la population du bourg, gît emmailloté dans un filet à poissons, tel l’enfant qui l’accompagnait et qui a été retrouvé noyé. La coque en bois de son bateau flotte dans l’espace, maison-fantôme qui s’échappe elle aussi dans la brume, et la foule en colère le menace avec des lampes-torches, tout comme le maire qui l’interroge. Le procès du marin Grimes est ici traitée de manière totalement onirique par Deborah Warner et son scénographe Michael Levine qui mêlent avec une puissante vision plastique le réel, le rêve et le cauchemar. Cette triple vision du livret de Britten s’appuie sur une réalité fondamentale selon Deborah Warner, puisque l’opéra créé en 1945 s’inspire à la fois d’un poème de George Crabbe, auteur du XIXe siècle, et sur la réalité de l’espace décrit, la communauté villageoise d’Aldeburgh sur la côte est de l’Angleterre où le compositeur a séjourné durant cette période en y observant l’extrême pauvreté et la bigoterie de ses habitants. Peter Grimes, personnage étrange, effrayant et hors-normes, sera le bouc-émissaire idéal d’une société pétrie de religion et de conformisme qui l’exclura cruellement.
Une symbiose entre la musique et le drame
Le décor sommaire d’une taverne en bord de mer où débarquent en grappes des villageois frigorifiés, des filles en quête de flirt, un pasteur déjà ivre de pierre et de morale, un maire émoustillé par le sexe et un capitaine de gendarmerie qui se prend pour un shérif de western peuplent la scène de manière sauvage, torride et perverse, alors que l’orchestre charrie des phrases musicales aussi violentes et sombres que la houle. Le chef Alexander Soddy est à la manoeuvre, fougueux capitaine de l’orchestre auquel il impulse une énergie et un tempo précis, enlevés, majestueux. Les chœurs, magnifiquement dirigés par Ching-Lien Wu, rivalisent de puissance et de couleurs, alors que les interludes, entre chaque tableau, impriment une atmosphère marine, désolée ou tempétueuse, tragique ou solaire. Les perpectives esthétiques de la mise en scène, avec les lumières de Peter Mumford, multipliant les points de vue, du collectif au particulier, des scènes de foules aux duos entre Grimes le marin et Ellen l’institutrice au grand cœur, servent l’œuvre de manière magistrale tout en l’ancrant profondément dans notre présent et en évitant tout pathos.
Un casting de rêve
On l’a dit, le ténor Allan Clayton est l’interprète idéal, haute stature de Viking et voix bouleversante qui se module au gré des émotions, de la colère à l’aveu, de la détresse à la joie. Ce spécialiste des rôles de Benjamin Britten nous fait sentir l’enfer de l’exclusion. Mais le reste de la distribution est au même niveau. Simon Keenlyside campe un formidable Captain, projetant son timbre de baryton avec une technique de jeu parfaite. Dans le rôle d’Ellen l’institutrice, Maria Bengstsson est ensorcelante d’émotion, de blondeur et de douceur avec une voix de soprano d’une pureté renversante. Catherine Wyn-Rogers (la tante), John Graham-Hall (Bob), Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres (les nièces), Clive Bayley (Swallow) sont également épatants, comme toute la distribution. Quant à l’Orchestre de l’Opéra de Paris, il participe avec cette même excellence à la réussite de ce spectacle qui mobilise, pour notre plus grand bonheur, tous les talents.
Hélène Kuttner
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