« Ourika », sauvée de l’esclavage et morte au couvent
Ourika De Claire de Duras Mise en scène de Elisabeth Tamaris Avec Marie Plateau, Renaud Spielmann Du 30 mars au 2 juin 2017 Les jeudis à 19h30 et les vendredis à 19h Tarifs : 12€-30€ Réservation par tél. au 01 46 34 91 04 Durée : 1h30 Théâtre de Nesle |
Du 30 mars au 2 juin 2017
« Ourika » de Claire de Duras, paru en 1824, fut le premier roman de langue française à donner la parole à un personnage principal d’origine africaine. A une femme, de surcroit. Une adolescente. L’histoire de cette captive, ramenée vers 1780 par le gouverneur du Sénégal comme cadeau pour la Princesse de Beauvau (sa tante), est authentique, sans que le roman ne soit de caractère documentaire. Parole ultra-sensible, affectueuse et émouvante, mais aujourd’hui oubliée, alors que le destin de cette jeune femme nous interpelle aujourd’hui à plusieurs niveaux. Qui était Ourika? Une jeune femme de ce nom exista réellement. Déportée en France depuis ses terres natales sénégalaises, elle reçut une éducation privilégiée au sein de l’aristocratie française. Au lieu de devenir domestique, elle apprit à danser le quadrille et à converser avec les esprits les plus cultivés. Mais elle fut aussi obligée à mimer l’esclave, pour le divertissement de son public aristocrate. Elle aurait préféré l’esclavage Quand elle tomba amoureuse du beau-fils de la Princesse de Beauvau, elle dut se rendre à une évidence cruelle: Une « négresse » ne serait jamais acceptée au sein de la « bonne société » de son époque, et pour les hommes qui seraient, selon leur statut social, ses maris éventuels, elle fut bien trop éduquée. Ourika fut donc condamnée à vivre en porte-à-faux avec son monde, dans une solitude affective totale. Atteinte d’états dépressifs, elle finit ses jours au couvent, à un âge où sa vie d’adulte ne devait que commencer. Claire de Duras lui prête des phrases d’un désespoir ultime, dans le regret de ne pas avoir succombé à l’épreuve de la traversée au bord du bateau négrier. En termes de mélancolie, l’écrivaine, amie de Madame de Staël, y mit peut-être du sien, suite à une relation tumultueuse et malheureuse avec Chateaubriand. Distanciation romantique Dans le roman, le récit de la vie tragique d’Ourika est restitué par un personnage inventé, un médecin qui relate les confessions fictives d’une Ourika authentique. Marie Plateau (jeu, direction artistique) et Elisabeth Tamaris (mise en scène) s’emparent de cette matière hautement théâtrale en rebondissant sur la distanciation littéraire introduite par l’écrivaine. Marie Plateau est seule en scène (le musicien Renaud Spielmann reste dissimulé derrière un rideau), mais l’engagement et la présence de la comédienne convoquent Ourika, le médecin et l’écrivaine dans des allers-retours employés pour révéler le récit tel un millefeuille de perspectives, de sensations et d’émotions. Car voilà ce qui est devenu la spécialité de Marie Plateau, depuis ses subtiles adaptations des fameuses « Lettres Portugaises » et du « Cantique des Cantiques »: Faire éclore les mots sous le prisme du cheminement de l’écriture à leur vie dans l’incarnation, dans l’esprit et la projection mentale. Le retour à la source littéraire permet de complexifier la distanciation brechtienne, de la tragéifier et même de lui offrir une dimension romantique. Ourika, exclue universelle Au Théâtre de Nesle, lieu d’accueil d’« Ourika » jusqu’au 2 juin 2017, la vieille pierre, la mise en scène et le costume nous plongent dans l’époque. Mais en même temps tout nous parle du regard actuel sur le colonialisme, sur la Révolution Française (dont Ourika fut le témoin), du rapport entre les communautés et du statut de la femme aujourd’hui. Lettrée mais noire de peau, Ourika fut privée de vivre une relation amoureuse comme le sont aujourd’hui, selon de nombreuses études sociologiques, les femmes très diplômées qui ébranlent le désir masculin intrinsèque de se sentir chasseur et conquérant. Le problème d’exclusion se pose aujourd’hui en France tout autant pour les comédiens noirs ou métis, révélant ce qui, du colonialisme, continue d’innerver la société, même à un endroit où tout le monde (ou presque) prône l’égalité. « Ourika » est une véritable synthèse des exclusions et des époques. “Sauvée” de l’esclavage, Ourika se réfugie chez les bonnes sœurs, car Dieu seul lui offre consolation et rédemption, sans se soucier de la couleur de peau. Un cœur est un cœur… Thomas Hahn [Crédits Photo : © Bruno Manno] |
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