“Notre vie dans l’Art” : une ode à l’humanité au Théâtre du Soleil
Sous l’impulsion d’Ariane Mnouchkine, le metteur en scène américain Richard Nelson dirige les acteurs de la troupe du Théâtre du Soleil dans une pièce qu’il a composée autour de la tournée à Chicago, en 1923, du Théâtre d’Art de Moscou. A cette époque, Stanislavski dirige les acteurs russes dans les pièces d’Anton Tchekhov, qui vient de mourir. Tous se retrouvent autour d’un repas festif en refaisant le monde tandis que leur retour à Moscou est redouté. Un spectacle d’une lumineuse humanité, d’une frémissante inquiétude, qui n’a pas pu être joué en Russie en raison de l’invasion de l’Ukraine mais qui a pu être produit ici grâce au Festival d’Automne.
Une fête d’anniversaire
Dans une pension de famille de Chicago, les comédiens russes du Théâtre d’Art de Moscou, invités par à poursuivre une tournée aux Etats-Unis, célèbrent l’anniversaire de la création de leur théâtre né en 1898. C’est dimanche, jour de relâche, et on prépare un bon repas à des milliers de kilomètres de la Russie natale. Il y a là Constantin Stanislavski, acteur et directeur de la troupe, auteur du mémorable Ma vie dans l’Art dans lequel il exprime toutes ses pensées et expériences sur le théâtre et l’art de l’acteur. Patriarche, modeste, consciencieux, d’une intelligence vive, le « patron » organise la troupe, distribue les rôles, lutte contre le cabotinage et l’artifice du vieux théâtre. Il sera le maître de Jacques Copeau en France, de Lee Strasberg à New York qui fondera l’Actor’s Studio, l’école d’art dramatique d’où sortiront tous les plus grands comédiens américains, de Marilyn Monroe à Marlon Brando, en passant par Al Pacino et Robert de Niro. On est en 1923, et tous sont venus en Amérique pour jouer les pièces de Tchekhov lors d’une grande tournée. La situation est précaire, l’argent est géré par un producteur qui va finalement tout garder, et le retour en URSS est redouté en raison de la trahison dont on accuse ceux qui ont traversé l’Atlantique et qui en plus jouent devant ceux qui ont fui le régime bolchevique, les Russes blancs. Alors que de ce côté, ils se font traiter de bolchéviques.
À Moscou !
Richard les accueille chaleureusement, lui qui a fait le choix de rester en Amérique, tandis que sa femme fait le ménage chez des gens riches. Cet ancien acteur se charge de faire l’intermédiaire entre le producteur et la troupe et d’organiser la tournée. Autour de lui, des personnalités fortes. Olga Knipper, comédienne et veuve de Tchekhov, Vassili Kachalov, comédien avec sa femme Nina, Vania, Petia, Lydia, Masha, Lev Bulgakov et sa femme Varvara. Tous sont acteurs, tous sont engagés dans cette folle aventure, jouant devant des parterres de riches Américains ou de Russes blancs qui s’extasient devant le talent de la troupe. Leurs prénoms sont ceux des personnages de Tchekhov, qui s’est lui même inspiré de ses interprètes, et tout cela, concocté par la plume généreuse, fine et terriblement humaine de Richard Nelson, donne des dialogues d’une vitalité incroyable, d’une vibrante générosité, d’une proximité étonnante. Que font-ils au juste durant ce repas bien arrosé de Vodka, où des pirojkis bien dorés -fameux chaussons fourrés à la viande- sont servis avec des betteraves dans de belles assiettes décorées devant nos yeux ? La mise en scène très stanislavskienne a placé les spectateurs sur des sièges en bois, de manière quadri-frontale, tout autour de la table, et une sensation de familiarité, de proximité, dans les belles lumières de Virginie Le Coënt, envahit tout l’espace.
Une vie d’artiste
Ce qu’il y a de saisissant dans ce spectacle, c’est ce mélange, cet entre-deux qui nous fait pénétrer dans l’une des plus célèbres troupes historiques, alors même qu’elle a traversé l’Atlantique, jouant du Tchekhov alors qu’il vient de mourir et que chacun des comédiens poursuit une route qui n’est guidée que par un seul axe : l’amour de l’art théâtral, le don au public et la faculté de donner aux gens du bonheur. On parle de tout et de rien, de sentiments et de politiques, de l’ennui à la messe et des grivoiseries d’un comédien qui vient de tromper son épouse la nuit dernière. On s’engueule et on s’embrasse. Les discussions sont adolescentes, quasi enfantines, mais la gravité et la précarité de la situation s’immiscent dans cette soirée trop arrosée. Evidemment, on se tient les coudes car l’avenir, en Amérique pour des exilés de l’Est, ou en URSS pour des artistes qui ne collent pas aux diktats de l’art utile à la Révolution, est loin d’être rose. Maurice Durozier qui joue Stanislavski, Arman Saribekyan, Hélène Cinque, Duccio Bellugi-Vannuccini, Nirupama Nityanandan, Georges Bigot, Tomaz Nogueira, Clémence Fougea, Judit Jancsò, Agustin Letelier et Shaghayegh Beheshti sont tous magnifiques de simplicité et de grâce, incarnant ces interprètes avec l’énergie d’une danse sur le fil de l’eau, avec finesse et sens de l’équilibre. Rien de didactique, rien d’artificiel ni d’imposé dans ce spectacle dédié aux artistes russes et ukrainiens qui souffrent actuellement et qu’Ariane Mnouchkine revendique comme nécessaire. Un spectacle comme un cri du cœur à jouer, à mêler les histoires et à unir les forces de l’art et de la vie. De Stanislavski qu’il admirait comme un maître, le metteur en scène Jacques Copeau écrivait dans sa préface de Ma vie dans l’Art : « Théorie, innombrables petits faits recueillis dans la pratique, notions intimes suggérées à l’acteur, hasards heureux, malentendus, erreurs, abus et faiblesses (…) tout est consigné par un homme intègre, sincère, modeste et consciencieux, qui sait ce dont il parle parce qu’il l’a fait et qui en est un maître vivant et créant « à la lumière de ce qui est éternel dans l’art ». Et nous, modestes spectateurs, nous regardons ces acteurs issus de nombreux pays incarner ceux qui risquèrent leurs vies, et souvent la perdirent ensuite dans les purges staliniennes, à la lumière d’un art en miroir d’autres artistes et d’autres spectateurs qui souffrent actuellement à l’est de l’Europe.
Hélène Kuttner
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