Molly Bloom – Théâtre de la Commune
Ecrit en 1922, le roman de Joyce, considéré transgressif et scandaleux, fut interdit durant plusieurs années aux Etats-Unis puis il ouvrit une nouvelle porte de la littérature que tous les grands auteurs du XXe siècle ont poussée. L’épilogue, écrit en huit phrases sans ponctuation, s’étend sur plus de trente pages mais il est ici ramené à un peu plus d’une heure.
Céline Sallette incarne Molly Bloom dans une mise en scène qui donne vie à l’ingénuité déconcertante d’une femme qui se donne et prend le corps des hommes autant que ceux-ci peuvent investir la sexualité au gré de leur volonté de jouissance incontrôlée ou non. Autant dire qu’il s’agit de l’opposé du discours qui voudrait tenir les femmes hors des précipitations charnelles et licencieuses. Molly aborde ainsi tous les aspects des élans irrépressibles du corps et sa trivialité innocente se dit dans la musicalité d’une langue secouante, brute, qui serpente de la violence à l’amour fou.
Un soliloque en rondeur
Elle est seule dans sa chambre, la nuit, son mari sûrement pas très loin, et ne trouvant pas le sommeil, elle se laisse aller à confesser les fantasmes et les liaisons insoupçonnées d’une femme, elle débride le flux de ses pensées et de sa mémoire sans la moindre rétention. Débarrassée des tabous culturels et des censures que chacun peut s’imposer, elle narre sa vie sexuelle tout autant que les multiples chemins du désir en absolue liberté. Le texte coule, jaillit, bouillonne. Molly a emmagasiné pas mal de souvenirs, de déceptions, d’enchantements aussi, et n’a jamais refoulé les élans de la chair ni succombé aux interdits de la bonne société, au point que la confession dure et s’étire, s’enroule et de déroule au fil des amants et du désordre hypnotisant semé dans la conscience et l’inconscient.
Sur le plateau, les déplacements de la comédienne aèrent les séquences narratives et Molly évolue dans la chambre, ballottée d’un coin à l’autre, grâce à un décor subtil et beau qui consiste à faire tourner la chambre à coucher. On voit ainsi le lit collé au plafond et le lustre avec. Le lieu des ébats qui tourne dans l’espace donne au texte et à la présence de la comédienne une délicate sensation d’ivresse des sens. L’harmonie des mots et de l’occupation de l’espace va de pair avec les associations d’idées qui composent le texte, et le spectateur est absorbé dans ce mouvement de rotation sans que rien ne soit perdu de la richesse de la langue. Il faut se laisser prendre par ce sens dessus-dessous en accord parfait avec l’univers océanique de Joyce, il faut accepter de rouler dans ces vagues hautes et dentelées d’écume transparente. Les méandres textuels tournent autant que Molly d’un homme à un autre et que le spectateur d’un angle de vue à un autre. On y entend le monde de la féminité dans un ressac où la moquerie des mâles, la fougue et la vulnérabilité enfantine s’entrecroisent.
Le metteur en scène Laurent Laffargue prouve une nouvelle fois la finesse de ses interprétations scéniques qui libèrent les houles de jeu et de texte avec une clarté qui touche et atteint son but. Il parvient à offrir la langue de Joyce à tous, sans qu’il soit besoin de l’avoir lu ou de le connaître. Son interprète Céline Sallette donne à Molly toute son ardeur impudique et sa fragilité, elle délie son corps et ses pensées en restant constamment touchante aussi déculpabilisée soit-elle, et devient bouleversante dans les derniers mots sublimes de ce chapitre d’un monument de la littérature.
Isabelle Bournat
Molly Bloom
Epilogue d’Ulysse de James Joyce
Mise en scène de Laurent Laffargue
Avec Céline Sallette
Jusqu’au 7 avril 2013
Mardi et jeudi à 19h30
Mercredi et vendredi à 20h30
Samedi à 18h // Dimanche à 16h
Tarifs : de 5 à 24 euros
Réservations par tél. 01.48.33.16.16
Durée : 1h10
Théâtre de la Commune – Centre Dramatique National d’Aubervilliers
2 rue Edouard Poisson – 93300 Aubervilliers
M° Aubervilliers Pantin Quatre chemins
[Crédit photo : Brigitte Enguérand]
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