“Milk” et “One Song” : la mort et la vie jouent à cache-cache
Le Festival d’Avignon déroule sa programmation autour des thématiques actuelles de l’exil et de l’épuisement des corps. Dans une remarquable création, le Palestinien Bashar Murkus met en scène un choeur de femmes de tous âges face à la perte de leurs fils ou de leurs époux, submergés par les larmes et le lait nourricier d’une scénographie superbe. A l’opposé, la flamande Miet Warlop propose en première mondiale une performance explosive et répétitive qui mêle corps et musique, créant déjà le buzz dans la Cité des Papes.
« Milk » ou la vie toujours recommencée
Voici un spectacle superbe, d’une force saisissante, qui procède uniquement par le biais d’images, de corps animés ou inanimés, et de musique, sans aucune parole intelligible. Pour évoquer la tragédie de la guerre au Moyen-Orient ainsi que tous les conflits qui déchirent le monde aujourd’hui, l’artiste palestinien Bashar Murkus a choisi de représenter six femmes d’âge divers, jeunes filles ou femmes mûres, occupant un espace entièrement sombre, constitué d’épaisses plaques de mousse noire qui vont progressivement se déplacer et s’ouvrir pour laisser jaillir de l’eau, ou plutôt du lait qui va les imbiber. L’idée formidable de ce jeune créateur est de figurer la beauté de ces femmes, parées de robes couleur chair et surmontant avec courage et silence la perte des hommes, représentés par des mannequins en plastique qu’elles soutiennent à bout de bras, avant que leurs seins, gorgés de lait, ne viennent déverser une pluie de lait.
Ce lait, qui semble rester en elle pour nourrir un enfant qui va mourir au combat, devient symbole de vie. Le spectacle devient alors une véritable symphonie de sons et de lumières où ces créatures matricielles – l’une d’elle accouche même d’un jeune homme durant la représentation !- sont les artisanes d’un éternel recommencement. Les larmes du désespoir, face à la déchirure de la mort, se muent en larmes de lait qui inondent la terre et où viennent jaillir des gerbes de fleurs. Tout cela est représenté avec un brio technique parfait, sous des lumières qui donnent aux scènes des allures de toiles peintes, contrastées et déchirantes comme des Caravage ou des Cranach. La scène finale, qui voit l’enfant accouché devenu jeune homme vigoureux, déploie sous une magnificence de lumières et de musique le parcours déchirant d’un fils à la recherche de sa mère disparue, vidant le plateau sous un déluge d’eau, et fouillant frénétiquement tous les bras des femmes elles-mêmes en quête de leur fils disparu. C’est magnifique, intemporel, et l’oeuvre d’un vrai artiste.
« One song » : performance tellurique qui fait le « buzz » avignonnais
C’est le spectacle qui crée le buzz du Festival d’Avignon en ce moment, une heure de performance hallucinatoire qui épuise autant les performers qu’il semble séduire les spectateurs. Répondant à la proposition du NTGent pour créer une Histoire de théâtre IV, basée sur une histoire de vie comme cela l’a déjà été pour les précédents opus signés Milo Rau, Faustin Linyeluka et Angélica Lidell, la Flamande Miet Warlop réunit cinq musiciens censés chanter et pratiquer leur instrument dans une position de sportif de haut niveau, conjuguant l’effort sportif et l’accélération d’un rythme cardiaque qui bat à la mesure d’un métronome devenu fou et la précision d’une partition musicale qui accompagne la chanson que l’interprète, avalant des dizaines de kilomètre sur un tapis de course, chante en boucle répétitive. « Run your life/ till you die/ till I die/ till we all die/ Knock knock / Who’s there ?/ It’s your grief from the past / Not possible / For all time sake / Cause / Grief is like a rock / In you head ! …» chante le jeune homme à tue tête, à bout de sueur et de souffle, tandis qu’un Pom Pom Boy en jupette ne cesse de tournoyer comme un Derviche, devant une grappe de supporters debout sur les gradins de ce stade improvisé qui encourage de manière hystérique les jeunes gens. La pratique sportive comme aboutissement suprême du mouvement et de la musique, selon la créatrice, mène ses interprètes au bord des limites physiques, dans une forme de transe épuisante qui met certains spectateurs totalement KO, mais en enivre d’autres qui battent des pieds et des mains.
Contempler une violoniste jouant de son instrument en équilibre précaire sur une poutre sportive, un bassiste allongé sur un tapis de sol, les pieds bloqués entre des agrès gymniques, pour se relever à chaque seconde et atteindre sa contrebasse les abdos en feu, un pianiste obligé de sauter sur un step pour atteindre un mini-clavier perché à la hauteur d’un panier de basket ou un batteur en eau courant d’une percussion à l’autre, à la vitesse de l’éclair, les baguettes gesticulantes entre ses doigts agiles et les gambettes en feu, sous les injonctions beuglantes et incompréhensibles d’une chef d’équipe qui a tout d’un KAPO, peut mettre en péril vos yeux et vos oreilles. Heureusement, on aura pris soin de proposer aux spectateurs des bouchons d’oreilles pour affronter le délire affolant et hallucinogène de ces individus au bout de leur vie, comme dans le film de Sydney Pollak On achève bien les chevaux où des marathons de danse étaient organisés durant la Grande Dépression des années 30 en Californie. On est obligé de penser à l’épuisement des corps et des âmes soumis à une compétition libérale féroce, mais ce n’est selon l’autrice pas du tout le propos. Le sien est de réunir un collectif uni dans la joie et l’effort. Preuve que chacun ici comprendra ou pas de quoi il s’agit, saluant bien entendu les efforts des interprètes soumis à rude épreuve.
Cour du Lycée Saint-Joseph, 22h.
Hélène Kuttner
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