Michel Boujenah : « Le théâtre est une maladie »
Il vient de donner la dernière représentation de « L’Avare » de Molière à Antibes sous la direction de Daniel Benoin. Il y était magnifique d’humanité et de rage endiablée. A cette occasion, nous avons rencontré cet acteur hors-normes, ce clown pour qui raconter des histoires, les siennes mais aussi celles des autres, la transmission, le partage, sont des valeurs vitales. Le voici aujourd’hui en concurrence dans une liste de cinq candidats pour la direction du Centre Dramatique National de Nice, alors qu’Irina Brook, la directrice actuelle, vient de démissionner. La bataille s’annonce rude, les discussions denses entre le Maire de Nice, Christian Estrosi et le Ministère de la Culture, mais Michel Boujenah semble avoir toutes ses chances avec un projet chevillé au corps de sa Méditerranée.
Qu’est-ce qui vous a amené à interpréter « L’Avare », classique en cinq actes, vous qui étiez habitué aux « one man show » ?
– C’est d’abord le metteur en scène, Daniel Benoin, qui est venu me chercher. Mon manque de confiance naturelle m’empêche de me lancer dans de tels projets sans que l’on me le propose. Ensuite, je suis pris dans mes aventures personnelles, les spectacles, les films, l’écriture de projets qui me prennent énormément de temps. En principe je dis toujours non, je refuse beaucoup de films au cinéma. Enfin, c’est vrai que Molière est un maître absolu du théâtre, et qu’on ne peut l’approcher qu’en interprétant soi-même ses personnages. Il faut des années de pratique. Michel Bouquet disait « Cela fait 15 ans que je travaille sur « L’Avare » et je crois commencer à comprendre la pièce. » En ce qui me concerne, c’est bien tombé, et c’est une chance.
Pourquoi ? Vous ne vous sentiez pas à la hauteur du rôle ?
-Je n’étais sûr de rien. Quand Daniel Benoin est venu me chercher, je lui ai dit « D’accord, mais on s’arrête aux représentations d’Antibes ». Aujourd’hui que je l’ai joué 17 fois, j’ai envie de le jouer 100 fois. Par expérience, plus on joue un rôle, plus on découvre de choses et mieux on l’interprète. C’est un personnage complexe, ambivalent, monstrueux, qui me bouleverse.
Pourquoi ?
-Je suis plutôt quelqu’un de bienveillant. On me l’a suffisamment reproché dans mes spectacles. Harpagon me fascine car il est à l’opposé de moi, tout en étant humain. Plus je le joue, et plus je le comprends. Il ne s’agit pas de l’excuser, mais de s’approcher de lui. Quand Harpagon dit à sa fille « Il aurait mieux valu que tu meures ! », c’est d’une violence extrême. Comment sortir indemne de ce genre de propos ? Harpagon est un personnage qui est devenu un monstre. A la fin du spectacle, il ne se révolte même plus : il est battu, désincarné, il a tout perdu. Il ne lui reste que son argent. Dans un monde où l’argent a pris une telle place, beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu’ils sont devenus des Harpagon. On peut avoir 8 maisons, 10 bateaux, et après ? Qu’est-ce qu’on a de plus ? Jusqu’on veut-on aller dans le profit personnel ? Je ne suis pas d’accord pour priver tous les riches de leur fortune. Je leur laisse leurs maisons, leurs bateaux et leurs avions, et tout ce qui n’est pas nécessaire à l’entretien de cette usine à gaz, je le prends ! Je le redistribue, je m’en sers pour soigner la planète, pour faire grandir le monde. Qu’est-ce qu’on fait avec tout cet argent ?
Etes-vous un acteur facile à diriger ?
-Oui, mais quand je ne comprends pas, je ne peux pas jouer. Je ne cesse de poser des questions. Je ne suis pas là pour jouer, je suis là pour raconter. La première question que je poserai à un jeune acteur, c’est « Pourquoi es-tu là ? Pourquoi as tu envie de jouer ? Pourquoi des gens se déplaceraient pour te voir sur scène ? » Le simple plaisir n’est pas une raison suffisante.
Et vous, qu’est-ce qui à 20 ans vous a poussé sur la scène ?
-Parce qu’à 14-15 ans, je me suis aperçu que j’existais dès que je racontais des histoires. J’existais dans le regard des autres, il y avait un vrai partage. J’aime et je sais raconter des histoires. Je ne sais rien faire d’autre. Vous m’avez fabriqué pour cela ! Vous savez, chaque communauté humaine fabrique ses artistes. Au début, quand j’ai commencé, il n’y avait pratiquement pas de nord-africains. Aujourd’hui, il y a dans le cinéma, la scène, des artistes de toutes les cultures ! Il y a même un Boudjenah à la Comédie-Française. Si j’ai choisi ce métier, c’est que ce métier m’a choisi aussi.
Si vous n’aviez pas été comédien, qu’auriez-vous fait ?
-J’aurais été médecin. J’avais la passion de soigner, d’être utile. Mais cela ne suffisait pas. Le théâtre ne peut pas être qu’une passion, c’est une maladie. Si vous ne jouez pas, vous mourez. C’est une nécessité, pas un second choix.
Diriger le Théâtre National de Nice, c’est un désir, une nécessité ?
-J’y mets en ce moment tout mon coeur. Je ne veux pas être un directeur à mi-temps. Nice, c’est chez moi. J’y habite depuis trente ans. Et je compte bien, si je suis nommé, ramener la Méditerranée à Nice. Je le ferai avec Daniel Benoin à Antibes, avec Charles Berling à Toulon. On a besoin de voir des acteurs italiens, tunisiens, marocains sur la scène. Le CDN de Nice appartient au public, il faut aussi que les collégiens, les lycéens s’en emparent, ainsi que les compagnies de la région. Il ne faut jamais oublier d’où l’on vient. La ville de Nice a une identité forte, celle de la Méditerranée et du mélange des cultures. J’ai un énorme projet pour ce théâtre : donner la parole aux jeunes, aux collégiens. Il ne faut pas leur dicter ce qu’ils ont à dire, mais les faire s’exprimer sur ce qui les anime, dans les cours de récréation, pas pendant les cours. On n’est pas là pour enseigner ou faire de l’animation. Nous sommes des créateurs à la rencontre d’autres créateurs, plus jeunes, qui parlent de leur vie. Qu’ont-ils à dire ? Leur parole est confisquée. Et ils s’expriment aujourd’hui sur Youtube. J’ai envie de leur donner la parole. Ils joueront leur propre spectacle devant leurs camarades de collège, leurs parents, et parleront des sujets qui les touchent – la famille, le sexe, l’écologie etc. Molière ne suffit pas. J’aime les jeunes, ils sont le public de demain. Mais il y aura aussi beaucoup de jeunes créateurs comme Thomas Jolly, qui fait un travail formidable. Je veux mettre en avant les accents. Pourquoi a t-on gommé tous les accents français ? La société a tout nivelé. Pourquoi ne pourrait-on pas jouer « Art » de Yasmina Reza avec l’accent du midi ? On rirait encore plus ! Vous voyez, j’ai plein d’envies, plein de projets que j’ai refoulés dans ma vie parce que j’étais embarqué dans mes histoires de mémoire. Mais c’était plus important pour moi que tout le reste. Maintenant, je peux passer à autre chose.
Hélène Kuttner
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