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“Mémoire de fille” : une mise en scène somptueuse de la mémoire d’Annie Ernaux

©-Monika-Rittershaus-coll.-Comédie-Française

Au Vieux-Colombier, Silvia Costa met en scène « Mémoire de fille », un récit d’Annie Ernaux datant de 2016, qui retrace sa découverte de la sexualité lors d’une colonie de vacances et le changement radical que cet événement a provoqué en elle. Trois comédiennes impressionnantes, Anne Kessler, Coraly Zahonero et Clotilde de Bayser, sont les trois voix de l’autrice qui déploient avec délicatesse leur intime vérité. Un spectacle puissant.

Vivre sa vie


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Eté 1958. Annie Ernaux, encore appelée Annie Duchesne, n’a pas encore 18 ans.  Comme des milliers de jeunes gens, et tandis que certains garçons partent vers l’Algérie, la jeune fille quitte l’épicerie familiale pour être monitrice dans une colonie de vacances. Durant toute sa jeunesse, et encore durant le voyage la menant sur le lieu de la colonie, sa mère l’accompagne, vigie protectrice et étouffante pour une jeune lycéenne modèle mais assoiffée de liberté et d’indépendance. La liberté, le choix  -mot clé dans le vocabulaire de l’autrice- la jeune Annie va l’éprouver lors d’une rencontre avec le chef des moniteurs, un prof de gym qui l’entraîne avec son consentement, après une danse un soir, dans sa chambre. Ce que raconte Annie Ernaux dans ce récit sublime de force, c’est la brûlure du désir qu’elle a ressenti malgré cette rencontre, violente, qui se soldera par un échec. Méprisée par ce premier homme, moquée par les autres filles, elle n’en ressentira pas moins un amour fou, idéalisé pour celui qui la désirait, une obsession qui hantera ses premiers rêves et ses cauchemars de jeune adulte.

Trois voix pour un personnage

La force de ce texte, écrit à la troisième personne du singulier, est qu’il instaure, comme souvent chez Ernaux, une distanciation dramatique qui objectivise le personnage. Soixante années séparent le récit vécu du moment de l’écriture et cet espace-temps devient, grâce à l’intelligente mise en scène de Silvia Costa, théâtre pur. Son adaptation au cordeau est prise en charge, sur le plateau, par trois éblouissantes comédiennes dont chacune des voix représente une strate du réel : l’intime du passé, le social, le présent de l’écriture. Dans une scénographie faite de murs bleus défraichis, ouvert sur la nuit noire du temps, des lumières précises, tamisées, douces éclairent chacune des actrices, Anne Kessler, Coraly Zahonero et Clotilde de Bayser dans leur réinvention permanente de ce voyage à travers des fantômes.

©-Monika-Rittershaus-coll.-Comédie-Française

Vêtues d’imperméables sombres ou de blouses pâles au début, les jeunes filles se parent de couleurs au fur et à mesure qu’elles s’affirment en tant que femmes. Foulards, culottes, pierres et ficelles sont manipulées délicatement, micro-indices des événements du passé. Les gestes sont chorégraphiés, jambes et bras s’animent en même temps que les voix disent le texte selon des timbres différents. La bande-son, violon aux harmonies dissonantes, bruits de la pluie qui tombe, des oiseaux et du vent qui s’animent, est omniprésente et magistralement composée par Ayumi Paul, qui a enregistré ses sons dans le jardin entourant la maison de l’écrivaine à Cergy. 

Naissance et fragmentation du souvenir

©-Monika-Rittershaus-coll.-Comédie-Française

Le spectacle s’organise donc, avec l’implication totale des comédiennes, autour de la reconstitution du souvenir, puis sa fragmentation. Le texte nous est distillé par un timbre qui se module, tandis que sur le plateau les objets, les vêtements, les chaussures, les pierres et les cordes s’animent de mille vies, toujours dans une élégance et une sobriété exemplaire. La violence de l’événement, qui s’apparente à un viol, n’en est que plus vive et plus forte. Elle est aussi sociale, puisque toute jeune fille des années 1960 devait, comme rite de passage, s’affronter à la vie en affrontant le regard et le contact avec les hommes. Parfois, la voix est enregistrée, quand la voix se détache du corps, pour dire la dépression ou le repli sur soi. Beauté de la mise en scène d’une précision musicale, et maîtrise des comédiennes qui réinventent à chaque seconde les mots d’Annie Ernaux, se plaçant dans son sillage fantomatique et en même temps vibrant avec elles mêmes, avec leur corps et leur voix de femmes d’aujourd’hui. C’est un spectacle pleinement abouti et pleinement vécu, avec les simples outils du théâtre, pour célébrer le texte puissant d’un écrivain qui vient de recevoir le Prix Nobel.

Hélène Kuttner

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