Manhattan Medea – Théâtre de la Colline
Par amour pour Jason, Médée est prête à tout. Elle a tué son frère pour le sauver. Pour lui, elle serait prête à se jeter dans de l’huile bouillante. Jusqu’au jour où Jason la trahit, où il tombe amoureux d’une autre. Plutôt que d’accepter de ne plus être unique dans le coeur de celui qu’elle aime, Médée commet l’irréparable : elle tue la fiancée de l’infidèle ainsi que son père. Pire encore : elle tue les enfants qu’elle a eus avec Jason, ce qui pousse le héros au suicide.
La réactualisation de mythes est une mode qui ne s’épuise pas, et de nombreux dramaturges contemporains s’essaient à l’exercice. Dea Loher choisit d’installer sa Médée dans un décor new-yorkais, à Manhattan, sur le trottoir de la 5ème Avenue. Médée et Jason sont un couple d’émigrés aux dents longues, venus plumer de riches héritières américaines. Le stratagème est simple : Jason séduit la damoiselle, l’épouse, puis le couple occis la belle alors que Jason hérite du butin. Simple, jusqu’à ce que Jason tombe amoureux de sa victime…
Dans le rôle de Médée, trahie par celui qu’elle aime, animée d’une vengeance destructrice, Anne Benoît est magnifique. Entre amour et folie, entre passion et désespoir, elle occupe la scène (un plateau oppressant, encadré de deux écrans sur les largeurs et des gradins sur les longueurs) de sa présence tragique. Un véritable tour de force pour cette comédienne, qui manie avec habileté le calme avant la tempête, l’explosion de rage, la joie d’aimer. Anne Benoît joue de toutes les gammes qui s’offrent à elle, module avec bonheur les émotions. Elle n’en fait ni trop, ni point assez, et devient une Médée à la fois résolument contemporaine et ineffablement intemporelle.
Autour d’elle gravitent deux comédiens qui jouent chacun deux rôles. Christophe Odent est un Jason gigolo, gouailleur et machiavélique – même s’il prétend aimer sa jeune fiancée, personne n’ose le croire vraiment. Tout est calculé dans son propre intérêt, jusqu’à ce qu’il soit lui-même piégé par la passion destructrice de sa femme Médée. Il est également le père de la jeune Claire, assis dans un fauteuil roulant, dissimulé par des jeux d’ombre et de lumière alors qu’il donne à Médée les conditions du mariage de Jason et de Claire. Sa voix se fait grave et inquiétante, comme celle d’un méchant de marvel.
L’autre rôle masculin est interprété par Marcus Borja, qui joue à la fois le majordome de l’immeuble où vivent Jason et sa fiancée, ainsi que Deaf Daisy, la jeune musicienne de rue sourde dont l’identité sexuelle reste ambiguë, complice de Médée. Un rôle tout en finesse, entre grotesque et sublime, qui apporte à la fois intermède comique et élévation tragique.
« Et quel courage, pensai-je, de devoir commettre le crime presque comme un devoir. »
Car c’est bien avec les codes de la tragédie que joue Sophie Loucachevsky dans cette mise en scène qui refuse l’indulgence. Inéluctablement, les protagonistes se précipitent vers leur destin sans rien pouvoir y faire. Une fois la décision prise de tuer la fiancée de Jason, de tuer son enfant, Médée ne peut pas revenir en arrière.
Le jeu d’Anne Benoît exprime ce paradoxe terrible : Médée doit se faire vengeance, elle ne peut renoncer, mais elle résiste à cette obligation jusqu’à l’accomplissement final. Tendue comme une corde, elle finit par se briser dans un final embrasé.
Cette implacable tension se reflète dans l’usage de la vidéo et du cinéma, indissociables du jeu des comédiens dans cette production. Les décors sont minimalistes, c’est donc bien sur les écrans qu’ils se trouvent. Caméras de surveillance, élément de décor, deuxième plateau même quand l’action bascule sur les écrans – autant d’usages de la vidéo, comme une partition qui se même à celle des acteurs.
Alors qu’elle est espionnée par les caméras de surveillance, Médée se trouve face à une mise en abyme de sa propre condition, comme face à son crime, face à qui elle est vraiment. La vidéo prolonge la scène, crée un autre espace tragique, riche de possibilités dramatiques. C’est d’ailleurs sur l’écran que se passe l’infanticide de Médée. Comme si l’acmé tragique devait être magnifié par sa transposition sur le grand écran pour prendre toute sa mesure.
Plus qu’une « sorcière », Médée est, dans cette mise en scène de Sophie Loucachevsky, une femme, victime de ses passions aussi bien qu’actrice de son propre destin. En réécrivant la tragédie, Dea Loher débarrasse les protagonistes du poids des croyances divines pour les mettre face à leurs choix, leurs décisions, et faire de cette Médée de Manhattan un symbole de la condition de l’homme moderne.
Audrey Chaix
Manhattan Medea
Texte : Dea Loher
Mise en scène : Sophie Loucachevsky
Avec Anne Benoît, Marcus Borja, Christophe Odent et Elimane Sylla dans le rôle de l’enfant
Jusqu’au 20 février 2010
Durée : 1h30
Réservations : 01 44 62 52 52 ou www.colline.fr
Plein tarif 27€, le mardi 19€, moins de 30 ans et demandeurs d’emploi 13€
Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun
75020 Paris
Métro Gambetta (ligne 3 et 3 bis)
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