Maguy Marin : Un regard acerbe sur nos désirs amputés
Un open space contemporain, un doux asile de fous. Maguy Marin nous amène sur une « Ligne de Crête » mentale et sociétale, où nos désirs les plus intimes prennent la forme de packs de bière et de sodas. Philosophe et observatrice du monde, la chorégraphe met le(s) paquet(s). Au Théâtre des Abbesses.
Avec Maguy Marin, les amateurs de belles scénographies sont comblés. La Lyonnaise mythique ne dispose pas des mêmes budgets que feu Pina Bausch, mais elle obtient des effets tout aussi spectaculaires. Les matériaux, les lumières et les formes se conjuguent au service d’un propos engagé, pour défendre l’essence de la dignité humaine. Comme jadis, quand Pina Bausch créa ses grands spectacles mettant en valeur les femmes dans les décors de Peter Pabst.
« Ligne de Crête » accueille le spectateur comme dans un cabinet de miroirs, par une pénombre traversée de faisceaux de lumière et de personnages encore énigmatiques. Un café? Un labyrinthe? Une salle d’attente ou juste unedémultiplication de coins fumeurs? On sait que Maguy Marin est toujours en même temps dans le concret et dans la métaphore, à la fois auprès de l’être humain et dans la réflexion politique. Les réflexions lumineuses et les passages des acteurs nous renvoient à « Umwelt », l’un des succès majeurs de Marin, placée dans la même veine de poésie politique.
La « bande son » de Charlie Aubry va dans le même sens: La photocopieuse est placée tout au bout, côté jardin, mais son bruit de fonctionnement envahit toute la pièce. Là aussi, on se rappelle du son continu strident qui siffla dans « Umwelt » et on comprend le message, sans hésiter. Nous sommes tous des clones, fabriqués sous un même rayon verdâtre.
Miroir déformant
Le geste scénographique annonce ici clairement la couleur: Marin nous tend le miroir, un miroir grotesque et déformant. Dans ce bureau, chacun.e possède son coin vitré et essaye d’y restituer une image de sa vie personnelle. On pourrait se trouver dans une entreprise qui vient de déménager. Ou bien on y prépare une fête. Ou autre chose. L’inénarrable collection d’objets personnels, triviaux et grotesques à la fois, de la trompette pour enfants au casque de Viking, complétée par d’interminables arrivées de packs de boissons, de rouleaux de cuisine etc., encombre l’espace jusqu’à ce que les personnages ne peuvent que se rentrer dedans, les bras encore chargés.
Bourgeoise ou séductrice, mélancolique ou nerveux, les six employés sont définis par leurs costumes, leurs perruques et leurs tics, produisant des arrêts sur image et des bégayements gestuels, le grotesque du personnage révélant le grotesque d’une société qui tourne à vide, de plus en plus dangereusement. Maguy, cette enfant de Républicains espagnols réfugiées en France, ne nous parle pas seulement de cet inassouvissement ressenti par la grande majorité des employés actuels, des cadres aux secrétaires, qui travaillent dans un état de démission intérieure.
Servitude volontaire
Dans la ligne de mire de « Ligne de Crête », on trouve surtout cet état de servitude volontaire, où l’on tente de préserver une sphère privée, envahie par la désincarnation grandissante qui mène au formatage de nos désirs. Tous ces objets qui encombrent le plateau, issus de l’engrenage consumériste, reflètent un régime dont il faudra se défaire pour « nous refaire un régime de désir autre que celui qu’a instauré patiemment le capitalisme, et son rejeton infâme, le néolibéralisme », écrit la chorégraphe.
« Ligne de Crête » est bien moins un spectacle de danse qu’une pièce de théâtre gestuel, comme l’était déjà « Deux mille dix sept », créé l’année dernier sous le même regard critique sur le monde. Pour sa nouvelle création, Marin s’inspire concrètement des écrits de Frédéric Lordon, économiste et figure majeure du mouvement Nuit Debout, ainsi que de Marx et de Spinoza, dont les portraits en style d’époque sont amenés sur le plateau pour regarder tout ce monde s’affairer autour d’eux.
La « Ligne de crête » est ainsi toute tracée, du début à la fin, par le remplissage d’un vide abyssal, autrement dit: Emotionnel. Maguy Marin appelle ainsi à un processus de libération. Mais sa propre écriture perd considérablement en fraîcheur et en épaisseur. Une fois les mystères initiaux résolus, plus aucune surprise ne se produit. La ligne dramaturgique a beau être une ligne « de Crête », elle est un peu mince. Le spectacle, lui, est visuel avant tout.
Thomas Hahn
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