“Mademoiselle Chanel en hiver” : les sombres secrets de Coco Chanel
La créatrice Gabrielle Chanel et l’écrivain Paul Morand sont exilés en Suisse, dans un grand hôtel, en 1946, en raison de la liaison de Chanel avec un officier allemand durant la guerre. C’est cette rencontre et ces entretiens, qui vont donner lieu à une véritable biographie réalisée sur mesure par Paul Morand, que Thierry Lassalle fait revivre dans une pièce savoureuse mise en scène par Anne Bourgeois. Caroline Silhol et Christophe Barbier y sont parfaits dans le rôle de fauves cyniques et froids.
« Chanel, volcan d’Auvergne que Paris avait tort de croire éteint »
La pièce s’ouvre dans un palace suisse avec vue sur le Lac Léman. Est assise Coco Chanel, vêtue à la perfection d’un pantalon à pinces noir et d’un corsage en soie crème, fumant cigarette sur cigarette, les yeux noirs ardents et la mine boudeuse. Elle s’ennuie sec, la belle Parisienne qui invente une silhouette à la seconde. Elle côtoie Picasso, Fernand Léger et Jean Cocteau, aime l’art et l’argent qu’elle fait judicieusement fructifier, surtout dans les années 1930, puisque depuis son exil en Suisse elle accuse « les Juifs » d’avoir liquidé son enseigne. Mais la dame ne fait ni dans le sentiment, ni dans la raison. A 63 ans, à la tête d’un empire remis en cause par ses prises de positions collaborationnistes, elle conserve un tempérament combatif, une ambition dévorante et un égoïsme qui la protège. Jusqu’à un certain point. La voilà qui avoue ses blessures, ses manques, ses amours trahies et ses meurtrissures secrètes à Paul Morand, exilé et collaborateur lui-aussi. Ces deux-là vont s’accorder à merveille.
Comédiens formidables
Caroline Silhol campe une Chanel arrogante et malheureuse, jouisseuse et frustrée par cette vie monacale. Elle possède cette beauté sculpturale et glacée qui appelle l’autre sans jamais l’accepter entièrement, et surtout le mordant d’un humour qui taille dans le vif sans qu’on s’y attende. Paul Morand est incarné par le journaliste et comédien Christophe Barbier, aussi à l’aise sur une scène de théâtre que sur un plateau de télévision. C’est un Morand rusé et cynique, dont l’ambition de rentrer à l’Académie Française reste chevillée au corps, un romancier brillant et un épicurien total, aussi indifférent au malheur de l’humanité qu’amateur de luxe et de belles voitures. Chanel lui octroie un salaire, l’invite, pour qu’il compose une œuvre taillée à sa mesure, « L’allure de Chanel » qui sera publiée bien plus tard, et qui restera l’un des livres les plus vendus. Tous deux sont épatants de justesse et de complicité perverse, deux fauves antisémites et cyniques dans une même cage dorée qu’il faut bien occuper.
Un amant encombrant
Quand survient l’amant allemand, Dincklage, campé par Emmanuel Lemire, un bellâtre poursuivi par la justice allemande qui vient trouver refuge chez son ex-maîtresse française en Suisse, Chanel est décontenancée, la flamme de l’amour n’est pas éteinte, mais le ressentiment est là. La situation prend un tour vaudevillesque et Paul Morand est pour un temps évincé. C’est bien de tout cela dont parle cette pièce, en écho aux coulisses sentimentales et psychiques de ces personnages flambants de lumière dans le luxe des années folles, devenus misérables et corrompus durant les années de guerre, et royalement amnistiés par le gouvernement français en 1953. Chanel est restée généreuse toute sa vie, envers les gens qui pouvaient lui rendre service. Sa créativité, sa liberté et son talent, son audace, sa modernité, sont restés vivaces. Mais l’intérêt de cette œuvre est de pointer l’envers du décor, celui des compromis et des lâchetés trop souvent passés sous silence.
Hélène Kuttner
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