“Lohengrin” à l’Opéra Bastille : la pureté d’un héros dévasté par la guerre
Partant de l’opéra le plus romantique de Richard Wagner, le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, exilé à Berlin, propose un thriller psychologique dévasté par la guerre et nourri abondamment d’images cinématographiques. L’effet scénique est saisissant, même si le flot abondant d’images et de références a tendance à noyer le propos. Pour autant, la qualité de la distribution, la précision des choeurs et de l’orchestre, dirigés par le chef Alexander Soddy, font de cette nouvelle production un événement à ne pas rater.
Délire salvateur
Richard Wagner rêvait d’un théâtre musical total, d’une scène conçue comme un endroit magique où se produirait l’alchimie de tous les arts -poésie, musique, théâtre, danse- une œuvre totale qui puisse éveiller les consciences des spectateurs. Le compositeur se posait ainsi en guide spirituel pour son peuple. Lohengrin ne déroge pas à cette théorie, en dessinant le portrait en creux du compositeur épris de pureté et rejeté par la société. Il apparaît donc, dans cet opéra éponyme, comme le héros, un noble et mystérieux chevalier qui débarque sur l’eau dans une nacelle tirée par un cygne blanc et délivre de la culpabilité une jeune princesse nommée Elsa, accusée par la famille des Brabant, d’avoir tué son frère. Il s’offre ainsi au jugement de Dieu et du Roi, en promettant d’épouser la jeune fille à la condition qu’elle ne cherche jamais à connaître son origine. Alors que dans le livret écrit par Wagner, le songe d’Elsa se transforme en réalité, et que le héros militaire prend la forme d’un messie christique qui encourage le peuple à prendre les armes contre l’occupant pour sauver la Germanie, le metteur en scène plonge Elsa dans un état de folie qui lui fait imaginer un monde salvateur qui n’existe pas.
La guerre omni-présente
Kirill Serebrennikov, metteur en scène et cinéaste réputé, dont les prises de position radicales en faveur de la démocratie et des LGBT lui ont valu une assignation à résidence et une condamnation à la prison avec sursis, a répondu à la demande d’Alexander Neef, directeur général de l’Opéra de Paris, alors qu’il était encore bloqué à Moscou. Il souhaitait représenter un univers totalement envahi par la guerre, ce qui était à l’époque prémonitoire puisque l’Ukraine n’avait pas encore été envahie. Cette idée géniale et dévastatrice prend au début la forme d’un songe filmé, alors que le prélude majestueux déroule la suavité de ses harmonies multiples, et que nous voyons sur l’écran supérieur un jeune homme très beau, torse nu et muni d’un pantalon de treillis et d’un sac à dos militaire, courir en disant adieu à une jeune fille, lent travelling en noir et blanc à travers une forêt de bouleaux où l’on voit le garçon aux épaules tatouées, en forme d’ailes, se jeter dans l’eau d’un lac. Les images filmées d’Alan Mandelstham sont d’une beauté somptueuse et évoquent l’adieu d’Elsa à son frère Gottfried avant de rejoindre le front de guerre, alors que le premier acte voit la jeune fille en peignoir blanc, flanquée de deux danseuses à la chevelure rousse qui sont ses doubles, errer comme une possédée de chambre en chambre dans un univers aux murs bétonnés.
Un palais princier transformé en hôpital psychiatrique
Poursuivant cette métaphore filée, Elsa est une malade mentale traumatisée par la guerre qui fait rage et dont nous, spectateurs, avons les images quasi-omniprésentes d’un conflit dévastateur qui broie et mutile la jeunesse. L’héroïne imagine être délivrée par un sauveur, tandis que ses prédateurs, Ortrud la maléfique et Telramund son vieux mari blessé par un obus, tentent de manière perverse de la ramener à la réalité. Progressivement, la clinique psychiatrique se transforme en hôpital militaire qui sépare les blessés et ceux qui sont déjà morts. Mais Lohengrin représente un idéal fantasmé qui permet de dépasser, pour Elsa, le réel traumatique. On le voit, la mise en scène procède d’innombrables mises en abîme et la fable romantique se teinte d’un cynisme d’actualité, avec un héros qui passe du blanc céleste au kaki militaire, de Jésus à Zelenski, venu délivrer les âmes corrompues par le pouvoir et la volonté de dominer. L’habillage dramaturgique est formidablement agencé, avec des graffitis qui viennent s’incruster dans les images de déflagration avec un subtil jeu de lumières et une multiplication de points de vue, comme au cinéma.
La confusion des sentiments
Le seul problème de cette mise en scène, c’est qu’à trop vouloir signifier, à trop vouloir décaler l’histoire de son origine, on finit par perdre la cohérence de l’intrigue. Lohengrin, le héros mystique, le messie libérateur, devient donc un militaire illuminé dans une critique de la guerre alors que les « méchants », Ortrud et Telramund, apparaissent comme des pacifistes plus humains. On s’y perd, tout comme on perd peu à peu l’utilité et la cohérence du lit d’hôpital que des infirmiers psychiatriques manipulent autour d’Elsa. Fous, malades, blessés ou cadavres traînés dans des sacs plastique peuplent ainsi cet opéra de mille démons qui appartiennent autant à Wagner qu’à Serebrennikov et que les choeurs et les danseurs animent. La musique, les voix, sont ici tout simplement magnifiées par une direction au cordeau du chef Alexander Soddy, qui s’était brillamment illustré dans Peter Grimes ici même, et de la brillante Ching-Lien Wu pour les chœurs qui atteignent ici, par leur présence et leur richesse sonore, une exceptionnelle qualité. On ne présente plus le ténor Piotr Beczala, spécialiste du rôle, qui propose une composition vocale pour Lohengrin entre vélocité céleste et fermeté d’un chef de guerre au physique athlétique. Dans le rôle d’Elsa, Sinéad Campbell-Wallace, qui alterne avec Johanni van Oostrum, fait preuve d’une radieuse et émouvante présence et d’une voix chaude et voluptueuse, donnant corps à son désespoir de manière particulièrement lumineuse. Annoncée souffrante, la grande Nina Stemme a tenu à assurer son rôle de méchante Ortrud et elle y est parvenue haut la main, déclenchant un tonnerre d’applaudissements dans le public. Très théâtral, Wolfgang Koch est un merveilleux Telramund et Kwangchul Youn se révèle impeccable en Roi Henri l’Oiseleur. Théâtre, opéra, ballet, cinéma, c’est bien tout cela à la fois que nous propose cette nouvelle production de Lohengrin, dont la richesse mélodique, le romantisme échevelé, la magie, nous saisissent.
Hélène Kuttner
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