“L’Invention de nos vies” : un roman fulgurant adapté brillamment pour la scène
En 2013 paraissait L’Invention de nos vies, un roman de la talentueuse écrivaine Karine Tuil, dont le dernier livre La décision vient de paraître aux éditions Gallimard. Johanna Boyé, jeune metteure en scène, a eu la courageuse idée d’adapter ce roman fleuve, aux nombreux personnages, pour la scène. Réduisant les lieux, les scènes et les personnages pour sept comédiens avec la collaboration de Leslie Menahem, elle parvient à signer un spectacle aussi fulgurant que le roman, remarquablement interprété.
Fake news
Tout commence par un mensonge. Samir Tahar est un jeune homme issu d’une famille modeste, mais qui a poursuivi de brillantes études de droit. Sur les bancs de la fac, il rencontre celui qui deviendra son meilleur ami, Samuel. Entre Samir le musulman et Samuel le juif, il y a une très forte amitié, dont Nina, qui sera d’abord l’amie de Samir avant de rester avec Samuel, deviendra l’enjeu. Alors que Samuel perd tragiquement ses parents, s’abîme dans des épisodes dépressifs sans réussir, comme il le souhaite, une carrière d’écrivain, Samir devient avocat, part à New-York après un passage très remarqué dans un gros cabinet parisien, en ayant emprunté l’identité et la vie de son meilleur ami. Samir devient donc Sam, et il va épouser la fille d’un gros avocat d’affaires qui le fait entrer dans l’une des plus puissantes familles juives de New-York. Sam a tout pour réussir, il fait des ravages dans tous les lieux qu’il traverse, jusqu’au jour où son demi-frère François, celui que sa mère a eu avec son beau père, débarque chez lui pour lui rappeler ironiquement son histoire.
Rattrapés par l’histoire
Le roman de Karine Tuil, qui revit sur la scène dans une version resserrée, vivante et trépidante comme un thriller social, traverse toutes les problématiques de notre société urbanisée. La difficulté pour Samir, dont le nom est d’origine arabe, à intégrer un gros cabinet juridique et la tentation, luciférienne, d’adopter une autre identité ; l’attrait pour le déguisement, les fake news et l’usurpation d’identités via les réseaux sociaux qui sont un véritable miroir aux alouettes ; le racisme et la revendication identitaire pour ceux qui ont souffert de l’exclusion, et qui portent haut leur ambition de reconnaissance sociale et religieuse, mais surtout l’attrait généralisé pour la réussite financière qui pousse les êtres à commettre des actes immoraux. Valentin de Carbonnières (Molière 2019 de la Révélation Masculine) est formidable dans le rôle de Sam, imposteur brillant, et qui traverse la vie comme à la vitesse d’un jouer de poker, bluffant et séducteur à souhait. Yannis Baraban, incarne avec brio et subtilité son beau-père, Rham Berg, alors que sa femme, Ruth Berg, est superbement interprétée par la fine Elisabeth Ventura.
Mise en scène palpitante
Mais tous les comédiens jouent alternativement plusieurs rôles, et c’est avec maestria que changements de décors et d’accessoires se succèdent. Ainsi, Brigitte Guedj est formidable dans le rôle de Nawel, la mère de Samir, et Kevin Rouxel est tour à tour François, le frère maudit, ou Berman. Enfin, Mathieu Alexandre incarne avec finesse Samuel, l’ami perdu, amoureux fou de celle qui va lui échapper encore une fois, Nina, jouée par la radieuse Nassima Benchicou. Tous sont parfaits et se donnent généreusement dans l’incarnation de ces personnages sans tomber dans le prototype. Entre comédie et tragédie, une histoire féroce, captivante, édifiante qui est à recommander pour tous publics.
Hélène Kuttner
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