“L’Image” et “Mon pays, ma peau”, deux belles créations au Lucernaire
Au Lucernaire, dont le directeur Benoît Lavigne poursuit inlassablement un travail de création et de relation avec les publics, deux spectacles nous laissent une indélébile empreinte de par leur puissance et la force de leurs propos. D’un côté, l’acteur Denis Lavant nous livre quelques impromptus subtils de Samuel Beckett dans une intimité magique, de l’autre Romane Bohringer et Diouc Koma sont les reporters investis du procès de l’Apartheid instauré par Nelson Mandela à son arrivée au pouvoir en Afrique du Sud. À découvrir d’urgence.
L’Image de Samuel Beckett
On l’avait quitté avec Cap au pire en 2017, soutenant de son regard noir et de ses cheveux en bataille le désordre mortifère de nos vies, le martèlement répétitif de nos échecs et l’obsession de la mort, que le sexe, pulsion vitale s’il en est, vient parfois divertir. Jacques Osinski perdure dans son désir d’exploration intime de l’univers de Samuel Beckett avec un interprète génial qui en fait son miel. Dans l’obscurité totale d’un plateau nu, la servante, compagne lumineuse de la scène, s’éveille peu à peu pour réveiller, tel un cratère endormi, le visage de Denis Lavant. “J’allume, j’éteins, honteux, je reste debout devant la fenêtre, je vais d’une fenêtre à l’autre (…) Un instant je vois le ciel, les différents ciels, puis ils se font visages, agonise, les différentes amours, bonheurs aussi, il y en a eu aussi, malheureusement. Moments d’une vie, de la mienne entre autres, mais oui, à la fin.” De ces textes appelés foirades jaillit un chapelet de mots, de phrases qui appellent toujours l’absurdité de notre condition humaine, la banalité de la vie face à l’inexorable mystère de la mort. Que faire sinon d’essayer de vivre, même médiocrement, vulgairement ? Que faire d’autre sinon vivre, survivre ? Denis Lavant est devant nous, et ce que l’on imagine est une tempête sous son crâne. Acrobate du verbe, clown désespéré, il incarne Beckett avec l’énergie et la vitalité d’un acteur dans le théâtre de la vie, comme dans une salvatrice pirouette qui se joue de la vie, de la mort, tel un gamin. Superbe.
Mon pays, ma peau d’Antjie Krog
Comment réconcilier un pays avec son passé ségrégationniste qui considérait la population noire comme un peuple inférieur qu’il fallait inféoder ? Peut-on vivre en paix, après plus de quarante ans d’exclusion et de maltraitance de la population africaine par des Afrikaners obsédés par leur peur d’être engloutis par la masse des peuples noirs ? Après vingt-sept années d’emprisonnement, le chef de file de l’ANC devient en 1994 le premier Président noir d’Afrique du Sud. Pour pacifier le pays, il lance avec la collaboration de l’archevêque Desmond Tutu une Commission de la Vérité de la Réconciliation qui va sillonner le pays durant deux ans, de 1996 à 1998, pour recueillir des témoignages. Blancs, Noirs, parents, enfants, riches ou pauvres vont témoigner de leur vécu, de leur indifférence face à l’Apartheid ou au contraire des traumatismes que ce régime leur a fait subir dans leur cœur et dans leur corps. La poétesse et romancière Antjie Krog a été invitée à couvrir en tant que journaliste les deux années ce ce procès dont elle fit un livre célèbre, Country of my skull. Lisa Schuster l’a adapté et mis en scène avec Romane Bohringer dans la peau de la journaliste et Diouc Koma qui interprète les témoins. Assis tous deux à une table, munis de micros et d’enregistreurs à bandes magnétiques, ces deux-là ouvrent chaque jour le journal radiophonique de cette chronique nourrie de faits véridiques dont l’auteur a fait un compte-rendu précis et quotidien. Romane Bohringer, vibrante et investie journaliste, le coeur à vif à force d’écouter d’horribles témoignages des exactions subies, s’écroulant en pleurs le soir dans sa chambre d’hôtel. Diouc Koma, qui traverse toutes les âmes, passant de la dévastation à l’arrogance des dominants et des nantis. C’est un spectacle en forme de lecture qui emprunte au théâtre la force de l’incarnation pour nous parler d’une réalité qui crie encore, mais que l’on doit entendre.
Hélène Kuttner
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