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“L’Evénement” : Marianne Basler prodigieuse dans la peau d’Annie Ernaux

Hélène Kuttner 15 février 2024
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© Pascal Gély

En 1963, Annie Ernaux subit un avortement alors que l’interruption de grossesse est condamnée par la loi française. Ce n’est qu’en 2000, à l’âge de soixante ans, que l’autrice, couronnée en 2022 par le Prix Nobel de Littérature, se décide à relater les trois mois de cette douloureuse épreuve. La comédienne Marianne Basler nous fait entendre ce récit poignant dans un monologue lumineux et essentiel au Théâtre de l’Atelier.

Alors qu’elle est encore étudiante et vit dans une résidence universitaire à Rouen, Annie Ernaux réalise qu’elle attend un enfant de son petit ami de l’époque. Il n’est pas question pour elle, ni pour lui, de garder cet enfant, mais avorter à cette époque, quelques années avant la légalisation de la pilule contraceptive, tenait du parcours du combattant, tant les tabous, les préjugés et la morale sociale condamnaient pénalement celles qui avortaient comme celles ou ceux qui les aidaient. L’acte comme la personne liée à ce dernier était répréhensibles, et le fait de l’évoquer ne pouvait se faire que d’une manière clandestine.

Annie Ernaux, en jeune femme libre et déterminée à ne pas se laisser imposer les événements, quels qu’ils soient, se mure dans le silence et décide de faire appel à une « faiseuse d’anges ». La jeune femme est seule, ne peut rien dire à ses parents, et son petit ami de l’époque ne semble pas trop avoir de solutions à lui fournir. Elle attend donc, avec une ténacité et une détermination sans faille, de remonter la piste d’une personne capable d’un tel acte après la confirmation d’un gynécologue, ravi de la voir enceinte. Une sage-femme, opérant secrètement dans son petit appartement du XVIIe arrondissement de Paris, sera l’artisan de cet événement.

Marianne Basler est Annie Ernaux, mais aussi toutes les femmes du monde, sur la scène. En pantalon et chemise bleu nuit, la comédienne habite littéralement ce récit précis, détaillé, chirurgical, caustique, qui entrecroise les sensations, les émotions, aux faits médicaux, à la manière d’une intrigue à suspense qui passe par toutes les étapes de l’angoisse, de la peur, de l’espoir, du soulagement, de la douleur. « Je m’efforcerai par dessus tout de descendre dans chaque image jusqu’à que j’ai la sensation physique de la « rejoindre ». Un agenda et un journal intime tenus pendant ces mois m’apporteront les repères et les preuves nécessaires à l’établissement des faits. » écrit-elle.

Comment interpréter et mettre en scène un tel récit, véritable journal intime et quotidien, revivifié par les sensations, les émotions et les remarques de l’auteur quarante ans après ? Comme incarner cette parole crue, raisonnée, dérangeante, cruelle, à la fois subjective et objective, qui scrute le dedans d’une jeune femme en même temps que le dehors social ? Marianne Basler, avec la collaboration de Jean-Philippe Puymartin, réussit cet exploit avec une sobriété exceptionnelle. Elle dit le texte d’Ernaux, la sensation permanente de ses origines ouvrières, le mépris que lui opposent les médecins, la solitude permanente et l’impossibilité de raconter à sa mère, la difficile expulsion d’un fœtus qui prend la forme d’un sacrifice maternel. Une petite mort, mais aussi une renaissance.

La manière dont elle incarne ces mots, d’une dureté et d’une violence parfois difficilement soutenables, est tout à fait remarquable, et répond parfaitement au projet d’Annie Ernaux, pour qui raconter ses expériences de vie, familiales, amoureuses, sexuelles, tient avant tout d’un témoignage sur l’époque et la société, porte la parole des anonymes, des exclues, de ceux qui ne l’ont pas. 

Pour ne pas oublier que la liberté des femmes passe parfois par un sacrifice de leur corps au péril de leur vie, au moment où l’Assemblée nationale vient d’adopter, en première lecture et sans modification, le fait que « la liberté de recourir à l’avortement relève de la seule appréciation des femmes », en attendant le passage au Sénat, ce spectacle appelle chacun de nous à la nécessité de dialoguer et de prendre conscience de la fragilité de ces acquis pour les femmes.

Hélène Kuttner

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