“Les Suppliques” : un poignant spectacle au TGP
Au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, Julie Bertin et Jade Huberlot, qui animent le Birgit ensemble, réalisent un très beau spectacle autour des lettres envoyées par des membres de familles juives en France durant l’occupation allemande à l’administration du régime de Vichy. Salomé Ayache, Marie Busnel, Pascal Cesari et Gilles Privat incarnent ces fantômes rendus terriblement vivants par la magie du théâtre. Bouleversant.
Pourquoi eux ?
Entre 1941 et 1944, des milliers de lettres de personnes juives ou de proches des victimes de la persécution sont adressées au CGQJ, le Commissariat général aux questions juives, ou directement au Maréchal Pétain. À ces lettres, nommées « suppliques » par l’historien Laurent Joly, qui a élaboré autour d’elles un immense travail de recherche et de mise en lumière, avec la collaboration de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, l’administration de Vichy répond laconiquement au début, et cesse ensuite définitivement d’y répondre, alors que les rafles de Juifs se multiplient en juillet 1942 ainsi que les départs vers les camps. Ces suppliques racontent, avec des détails précis et des circonstances détaillées, comment l’inexorable étau se resserre sur des vies bouleversées, comment, en se déclarant lors d’un contrôle de police, un père ne reviendra plus, comment une insouciante lycéenne, ayant déposé sa veste portant l’étoile jaune sur un banc par grosse chaleur, laisse sa famille sans nouvelle.
La vie à travers des mots
Après le documentaire réalisé par Laurent Joly et Jérôme Prieur et diffusé sur France TV en 2022, c’est au tour de la version théâtrale de voir le jour grâce à la délicatesse de Julie Bertin et de Jade Huberlot qui se sont saisies de six destins, ceux d’Edith Schleifer, de Gaston Lévy, de Renée Haguenauer, d’Alice Grunenbaum, de Léon Kacenelenbogen et de Charlotte Lewin. Seuls les deux derniers, Léon et Charlotte, le premier en s’évadant des camps français et en se réfugiant à Madrid, la seconde en survivant miraculeusement à la traque et à l’horreur des camps, sont revenus. Dans un espace bi-frontal, ouvert de chaque côté au public, deux jeunes comédiens, Salomé Ayache et Pascal Cesari, font face aux comédiens plus âgés, Marie Busnel et Gilles Privat. Une table est dressée au milieu, et les comédiens endossent chacun un destin en extrayant une vieille valise, des papiers, un livret de famille, des vêtements placés dans des pochettes en plastique transparent. Objets prisonniers, confisqués, qui reprennent vie en même temps que leurs propriétaires.
Des vies bouleversantes
Et c’est tout à l’honneur des autrices, avec la collaboration de l’historien Laurent Joly, de redonner vie à ces personnages, avant et après la catastrophe, à travers des scènes reconstituées simplement, des paroles familières échangées en famille. Pourquoi ces Français juifs, et ceux qui n’ont pas encore eu le temps d’être naturalisés, amoureux des valeurs de liberté et de fraternité héritées de la Révolution et des Lumières, originaires de Pologne ou de Roumanie, ont-ils été trahis, manipulés par le gouvernement de Vichy, qui a même anticipé et durci les mesures d’exclusion imposées par le Reich ? Alice, Renée, Léon, Gaston, Charlotte et Edith, à Paris ou Bordeaux, en zone libre ou dans le centre de la France, n’ont hélas pas bénéficié de la tempérance des gendarmes français. A part la toute jeune Charlotte qui a pu s’échapper avant d’être enfermée dans le Vélodrome d’Hiver lors de la rafle, ils ont tous été dénoncés et capturés, de manière la plus zélée possible, par les forces de l’ordre du Maréchal Pétain. La mise en scène, empreinte de la chorégraphie de Thierry Thieû Niang, fait glisser les personnages comme des ombres revenues à la vie, dans les belles lumières de Jérémie Papin. Les acteurs sont d’une justesse impressionnante, rendant justice à ces êtres ordinaires de tous âges, fauchés par l’injustice et le racisme. Leurs lettres sont d’une puissance folle, rédigées dans une langue ciselée et parfaite. Un spectacle d’une force bouleversante, qui s’inscrit pleinement et pour tous dans notre histoire.
Hélène Kuttner
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