“Les Émigrants” : Krystian Lupa plonge l’Odéon dans les affres silencieuses de la mémoire
“Les Emigrants”, spectacle fleuve signé Krystian Lupa d’après un roman de W.G. Sebald, vient d’être représenté pour sa première mondiale à l’Odéon, après avoir été déprogrammé par la Comédie de Genève, producteur du spectacle, et annulé au Festival d’Avignon. La cause du drame : le caractère volcanique du metteur en scène sur les équipes techniques genevoises. Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon, a finalement œuvré pour une paix artistique et le spectacle, co-produit par l’Odéon et le Festival d’Avignon, peut enfin être visible. Alchimie de la projection artistique, le metteur en scène polonais nous plonge, avec lui-même et ses comédiens, dans le gouffre silencieux d’une mémoire torturée par la Shoah et la guerre en Europe.
Chape de plomb
Dans Une poésie de l’invisible, un livre d’entretiens paru en 2007, W.G. Sebald, né en Allemagne en 1944 et mort en 2001, explique son désir d’écouter parler les gens qui ont été mis sur la touche, les exilés, les émigrants. La « conspiration du silence » qui a plongé l’Allemagne après la seconde Guerre Mondiale sous une chape de plomb, interdit au parents et aux grands parents de raconter quoi que ce soit à leurs enfants. Et dès son plus jeune âge, l’auteur n’aura de cesse de rechercher et d’écouter des témoins, creusant dans les silences de ses interlocuteurs des espaces que son imaginaire d’écrivain pourrait combler. Dans Les Emigrants, deux des quatre personnages, Paul Bereyter, l’instituteur de Sebald, dont l’un des grands-pères était juif, a du quitter l’Allemagne en 1936 et venir enseigner en France. Il reviendra pourtant en Allemagne en 1939, d’une manière assez mystérieuse, pour défendre sa culture en s’engageant dans la Wehrmacht. Ambros Adelwarth, son grand-oncle, part dès 1910 aux Etats-Unis. Autour de ces deux personnages au destin complexe, l’auteur et narrateur, incarné par Pierre Banderet, se fait l’archéologue de ces récits troués de silences qui vont être réincarnés par les comédiens.
Strates entre mémoire et fiction
Comme toujours chez le maître Lupa, la scénographie déploie des tableaux d’une stupéfiante beauté, d’une précision au réalisme de la peinture flamande. Pour chaque scène, une immense pièce encadrée de hauts murs déchirés par le ciel produit un effet sidérant : le ciel pénètre la scène, comme si les souvenirs, la mémoire, l’invention des vies venait ronger, par le haut, une vie trop bien rangée. Murs défraîchis aux couleurs passées, meubles épars, une chaise et une valise, éclairés de différentes manières. Comme si le décor représentait les pages trouées du livre, où vont s’inviter les témoins et les histoires successifs. La vidéo, comme toujours, joue un rôle crucial, sans surligner l’action principale, mais par un jeu de mise en abîme vient déployer l’imaginaire des vies, illustrer des souvenirs ou des pensées. Le narrateur convoque donc tout d’abord l’instituteur Paul Bereyter, qu’incarne avec fébrilité Manuel Vallade, pris dans les tourments de sa vocation, transmettre l’éducation aux enfants, tout en étant confronté à la montée du nazisme et à une relation amoureuse avec Hélène, jouée par Mélodie Richard, une juive allemande qui fuira vers Vienne avant d’être déportée.
Faire exister les silences
Images photographiques en noir en blanc, petits films en couleur, paysages dévastés de l’Allemagne détruite, autant de reproductions fixes et animées que le narrateur contemple sur la scène et qui peuplent les silences et les ellipses du discours, sans que jamais la Shoah ne soit directement évoquée. Ce sont les comédiens, au terme d’un remarquable travail d’élaboration émotionnelle, qui ont improvisé et donné corps aux fantômes du récit. Il y a des moments saisissants de force dans le spectacle, comme celui où Paul Bereyter, revenant avec Lucy Landau, incarnée par Monica Budde, dans sa maison en partie détruite par la guerre, retrouve un article d’un journal français qui relate la description des survivants détenus dans les camps nazis libérés en 1945 … sans qu’il en ait soupçonné l’existence. Comment peut-on passer à côté d’une telle horreur sans en avoir conscience ? se demande-t il. Pourquoi, ne cessent de s’interroger les femmes qui l’ont aimé, un intellectuel chassé par les Nazis en raison de son ascendance juive revient-il combattre dans son pays qui a oppressé l’Europe entière ?
Oubli ou amnésie
Après avoir monté Musil, Thomas Bernhard, Kafka ou Broch, avec une puissance d’évocation stupéfiante, Krystian Lupa, né en 1943 en Pologne, dans la région de la Silésie très vite annexée par l’Allemagne nazie, appelle l’empathie du spectateur vis à vis de personnages traumatisés par le pouvoir politique, qui doivent très vite s’exiler, fuir la persécution. Dans le cas d’Ambros Adelwarth, exilé aux USA, joué par Pierre-François Garrel puis Jacques Michel, c’est la complicité amoureuse avec Cosmo Salomon, héritier d’une riche famille juive de Long Island, qui fera de lui un messager de la tragédie du peuple juif. Cosmo, joué par Aurélien Gschwind, devient, par son homosexualité, un double persécuté, et prend la figure christique d’un Saint Sébastien rejeté de tous et condamné fatalement à l’hôpital psychiatrique, dans lequel tous les personnages, fantômes d’une histoire traumatique, finiront par errer. Au terme de plus de quatre heures de spectacle avec entracte, où les récits s’enchâssent à l’infini, on ressort un peu sonné, fatigué par des longueurs inutiles et des dialogues parfois vains, mais en même temps séduit par la technique d’alchimiste du metteur en scène qui nous livre un bien amer constat sur la nature humaine vouée à son auto-destruction. Une production à découvrir pour toutes ces raisons.
Hélène Kuttner
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