Les démons à Odéon-Berthier, un brûlant condensé
Adaptant le roman de Dostoïevski, Sylvain Creuzevault et sa troupe présentent un long spectacle foisonnant et hautement électrique.
Aux comédiens qui travaillent régulièrement avec Sylvain Creuzevault se sont adjoints Valérie Dréville et Nicolas Bouchaud, qui adoptent avec fièvre la touche de ce metteur en scène, dont résonnent encore notamment les formidables Le singe et son capital ou Angélus Novus AntiFaust. Le spectacle est élaboré au fil des propositions des acteurs eux-mêmes ; l’éventuel surplus, de même que le désordre des premières approches, est gardé et participe au caractère ébouriffé. Tous les acteurs déploient une démesure colorée et affolée qui donne aux Démons une puissance de feu et d’apocalypse. L’effet de chaos permanent occupe le plateau, reprenant en cela la fébrilité de Dostoïevski accolée à une polyphonie complexe ainsi qu’à la vitesse, la déraison, l’excentricité, la brutalité et l’ivresse qui monte des entrailles. N’hésitant pas à puiser du côté de Vincent Macaigne avec Idiot nous aurions dû nous aimer, et cela est respectable-, Sylvain Creuzevault affirme une voie scénographique qui prend la mesure de notre époque et restitue les conflits d’hier dans une actualité à vif. Le spectacle use donc largement du bruit à haute dose, du lâcher de fumigène qui absorbe les premiers rangs, des cris et des invectives qui se chevauchent, du faux sang, des tags inscrits en direct et des corps qui se dénudent dans un tempo à l’image de la mise à nu des personnages quasi-possédés.
L’atmosphère correspond bel et bien à la bataille des idées qui a lieu et le socle de la véhémence tient aux insolubles grandes questions politiques et métaphysiques : nihilisme, socialisme, égalité, despotisme, aliénation, foi…. On retrouve avec netteté les personnages du roman, la première partie étant axée sur la notion de Dieu et de l’athéisme, la seconde se concentrant plus sur le versant du nihilisme. Mais la longueur de la pièce peut aussi laisser apparaître des inégalités et l’on peut aspirer quelquefois à des aires de repos. Cela notamment pour les spectateurs du fond de la salle qui peinent à démêler les empoignades tant domine le brouhaha. La troupe choisit d’invectiver le public comme si celui-ci faisait partie des réunions qui ont lieu sur scène sans pour autant l’autoriser à participer, et ce choix ambigu entrave l’agitation scandaleuse censée être reproduite. Quand Dostoïevski aborda la composition des Démons, il pensait écrire un livre de combat court et rapide, quasi-pamphlétaire. Mais, emporté par son inspiration, il travailla finalement plusieurs années sur ce qui devint ce roman de plus de cinq cents pages. Le bouillonnement du spectacle de Sylvain Creuzevault comporte une captivante frénésie avec des comédiens époustouflants de fougue, mais peut-être cela revient-il plus à l’intention première de l’auteur de clamer des idées plutôt que de construire un vaste paysage exalté, bouleversant et terrifiant.
Emilie Darlier-Bournat
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