Les Bas-Fonds : une pièce noire, pleine de bruit et de fureur
Éric Lascacade livre une version incandescente de la pièce de Gorki. D’un siècle à l’autre, comment rester digne dans un monde inhumain ? Du théâtre rare, lyrique, puissant.
L’enfer sur terre
« Il y a les gens et puis il y a des hommes. » Gorki s’est sans doute inspiré des Misérables pour écrire ses Bas-Fonds. Dans la Russie prérévolutionnaire, l’auteur y explore les marges et en appelle au respect de l’être humain. Exclus, ivrognes, drogué, paumés, ex taulard et crapules d’un autre genre sont réunis dans cet asile tenu par un couple de marchand de sommeil, qui n’est pas sans évoquer les Thénardier de Victor Hugo. Tous les personnages sont hauts en couleur et leur récit souvent poignant.
Éric Lacascade fait de cette pièce écrite en 1902 (revisitée par André Markowicz), une fable, hélas, universelle. Particulièrement moderne, les histoires de chacun se croisent, celles du seul travailleur, qui perdra son emploi après sa femme ; d’Ana, cette femme quasi nue, la première à mourir (de tuberculose), qui dit ne jamais avoir mangé à sa faim et avoir tremblé toute sa vie ; de l’aristocrate déchu ; de l’acteur amnésique pour qui la tragédie devient réalité ; de Pepel, fils de voleur à l’avenir tout tracé ; de Satine, l’assassin au cœur pur ; de Medvedev, non pas un membre du Medef, mais un commissaire corrompu. Comment tous ces laissés-pour-compte peuvent-ils donc vivre ensemble ? C’est épique dans les deux sens du terme.
Hymne à la fraternité
Faisant écho au contexte social actuel et à la croissance vertigineuse de la misère, les Bas-fonds sont réactualisés, évoquent les sans-papier, les chômeurs, les « assistés ». Les propos résonnent fort. Cette sourde violence s’exprime sans retenue. Et en donnant ainsi à voir les « invisibles », ceux-là mêmes que l’on n’ose plus regarder sous nos fenêtres, la mise en scène leur donne toute la place, sur une scène occupée dans ses plus larges dimensions. Tout un monde.
Dans ce camaïeux de gris – somptueux clair-obscur à la Caravage – les images fortes s’enchaînent : longs tunnels derrière des rideaux en plastique, lits de dortoirs transformés en cercueils, vêtements suspendus tels des suaires dans les cintres du théâtre, asile en tôle transformé en purgatoire… De ces ténèbres, Éric Lacascade extirpe le bien comme le mal. C’est le vagabond Louka, pourtant homme de l’ombre (prisonnier en fuite), qui apporte quelques lueurs d’espoir : l’empathie, la bonté, l’espérance… Celle d’une foi en l’homme, mais pas d’une religion, malgré l’aura christique du personnage. Et si l’individu pouvait se révéler à travers une communauté ?
Rage et poésie
Plus punk que jamais, Éric Lacascade livre une mise en scène particulièrement inspirée et sa sauvagerie est salutaire. Entre scènes de la vie quotidienne, orgies, disputes, envolées oniriques et propos philosophiques ! La bière coule à flot et les répliques sont cinglantes. C’est cru, mais non dénué de tendresse car s’ils se déchirent et mentent effrontément, ils s’aiment et ils rêvent aussi. Ils vivent ensemble. De quoi redonner un peu de dignité aux reclus d’une société en état d’urgence.
Comédiens aguerris et jeunes issus de l’école du Théâtre National de Bretagne sont sous tension permanente, quasi enragés. À corps perdus. Mais tous ont de la bouteille ! Leur jeu physique fait partie des prises de risques, nombreuses dans ce spectacle radical, au rythme très bien pensé, entre train d’enfer et sur place.
À la vie, à la mort ! Avec cette troupe formidable (15 acteurs), on rit, on pleure, on souffre et on jubile en chœur. Et puis l’on change son regard sur la précarité. Ce traité de passions humaines à haute valeur politique creuse la question essentielle de la justice sociale. Décidément, Éric Lacascade va « au cœur du réel », comme l’indique le titre de son livre qui vient de paraître chez Actes-Sud. En force mais tout en poésie.
Sarah Meneghello
Spectacle vu à L’-Théâtre des Louvrais, à Pontoise.
Tournée
Théâtre MC2, à Grenoble, du 9 au 13 janvier 2018
La Coursive, à la Rochelle, du 16 au 17 janvier 2018
CDN de Rouen, du 25 au 26 janvier 2018
Théâtre de l’Archipel, à Perpignan, du 30 au 31 janvier 2018
Publication
Au cœur du réel, d’Éric Lacascade, Actes-Sud, « Le temps du théâtre », 2017, 208 p., 15 €.
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