L’Entêtement – Théâtre Gérard Philipe
Un spectacle drôle, extravagant, magistralement joué par huit remarquables comédiens et en tournée depuis son triomphe à Avignon. L’intrigue de cette pièce contemporaine se situe en Espagne, non loin de la ville de Valencia, en mars 1939, alors que la guerre civile, qui oppose « nationalistes » franquistes et républicains attachés au Front populaire, est sur le point de s’achever. Étant donné la dimension historique de la pièce, une connaissance préalable, même succincte, de la révolution espagnole de 1936-939 facilite grandement sa compréhension.
L’histoire se déroule dans la demeure du commissaire de police de la ville alias Marcial Di Fonzo Bo, qui consacre son temps extra-professionnel à l’élaboration d’une langue universelle, le katak, une sorte d’espéranto au vocabulaire et à la grammaire simplifiés. Ce soir-là, entre 17 et 19h, se succèdent à son domicile, une série de personnes les unes plus extravagantes que les autres : il y a le curé de la paroisse (l’époustouflant Pierre Maillet), dont l’apparente dévotion n’a d’égal que son penchant pour la fornication et son apostasie au point de supplier qu’on incendie son église ! Il y a aussi Judith Chemla, dans le rôle d’Alfonsa, la fille du commissaire, hystérique, fébrile, obsédée par une disparition, effrayante à la manière des possédées de Loudun. À côté de ces personnages-clés, un soldat britannique qui veut à tout pris récupérer une liste de patronymes déposée dans la soupière de la salle à manger, un linguiste soviétique fantasque et l’ancienne épouse du commissaire, incarnée par Pierre Maillet dont on ne se lasse guère, plus drôle en femme qu’en homme d’église, bien qu’on regretterait peut-être qu’il pousse trop la caricature comme pour racoler le spectateur.
Le succès de la pièce procède de l’impeccabilité de la distribution, du jeu des comédiens, de leur sensibilité sur scène aussi : celle de l’ecclésiastique iconoclaste sincèrement épris d’Alfonsa, celle de la malade elle-même dont la voix fluette, doucereuse confère une incroyable légèreté et une certaine suavité à la pièce.
Mais par-delà l’admirable interprétation des comédiens due en grande partie à leur personnalité bien trempée mais très distincte, c’est l’écriture et le dispositif scénique très innovants qui emportent le suffrage du public : tout démarre à 17h dans la salle à vivre de la maison. La scène est d’abord vécue du point de vue du chef de famille, le commissaire. Le deuxième acte reprend la même histoire, toujours à 17h, mais cette fois-ci dans la chambre d’Alfonsa. Le commissaire devient donc un personnage secondaire au profit d’Alfonsa et de ceux qui étaient alors dans sa chambre. Enfin, le troisième acte, encore une fois à 17h, répète la même histoire mais en centrant le spectacle sur les personnages qui se trouvaient à ce moment-là dans le jardin, devant l’entrée de la maison.
Cela donne à voir trois variantes d’un même temps, de mêmes faits. Trois angles de vue dissemblables voire discordants de la guerre civile pour attester de sa complexité, de la différence de regard ou jugement que des individus portent sur un seul et même fait.
Le spectateur suit donc ce qui se passe, à trois reprises, selon la même chronologie du temps, mais pas dans le même espace et devient, à terme, un voyeur omniscient, le seul qui détienne toutes les clés, toutes les pièces de ce dossier à la manière d’un juge ou d’un policier qui aurait recueilli tous les témoignages ou versions d’une expérience unique.
Le dynamisme et l’originalité de la pièce résultent aussi du choix des lumières, des musiques, des langues parlées et des éléments projetés : on s’y exprime en français, en espagnol, en valencien, en katak aussi. Et ce multilinguisme ajoute à la grâce du spectacle. Mais l’horloge numérique, régulièrement affichée, lui confère aussi une dimension dramatique. Les metteurs en scènes font ainsi alterner avec brio et souplesse, humour, légèreté et angoisse née de l’inéluctable glissement du temps. Parfois, on se croirait presque devant un épisode de 24 heures chrono, inquiet à la vue de l’heure qui apparaît régulièrement dans un coin de la scène. Il ne manque plus que Jack Bauer…
Mutatis mutandis, la pièce fait aussi, par certains égards, songer au rubik’s cube de notre enfance : chaque face n’est qu’une version colorée d’un même objet que l’on peut regarder, faire pivoter, recomposer à discrétion. Mais à la différence du rubik’scube, le labyrinthe de Rafael Spregelburd ne tourne pas que sur lui-même. Il va dans une direction, vers un dénouement et un coup de théâtre totalement imprévisibles, quoique tragiques et en même temps drôles.
La mécanique théâtrale à laquelle recourt ici Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo rappelle, d’une certaine manière, La ronde du carré de Dimitris Dimitriàdis, mis en scène il y un peu plus d’un an dans un autre théâtre francilien. La pièce reposait sur le même procédé dramaturgique de la répétition-variation dans un magnifique décor pivotant.
Mais là où, chez Dimitriàdis, les répétitions finissaient pas devenir rébarbatives, parce que trop nombreuses, elles réussissent dans L’entêtement à rendre le spectacle vigoureux, énergique, à tous les points de vue.
Gaëlle Matoiri
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L’Entêtement
De Rafael Spregelburd
Mise en scène d’Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo
Vendredi à 20h, samedi à 18h30, dimanche à 16h30
Tarifs : de 6 à 22 euros
Renseignements et réservation : 01.48.13.70.00
Durée : 2h15
Théâtre Gérard Philipe
59, boulevard Jules Guesde
93200 Saint-Denis
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