“Le Suicidé” : une pièce magistrale à la Comédie-Française
La pièce du Russe Nicolaï Erdman, qui fut censurée avant même d’être représentée, est mise en scène de manière éblouissante par le comédien Stéphane Varupenne qui a fait aussi appel à trois musiciens. L’aspect burlesque de cette farce à l’humour noir prend ici la forme d’un feuilleton vaudevillesque qui multiplie les fausses sorties et les personnages grotesques. Jérémy Lopez y est fantastique d’humanité blessée.
Une recréation à la Comédie Française
Quarante ans après la mise en scène de Jean-Pierre Vincent dans cette même Comédie-Française, et l’entrée de la pièce à son répertoire, l’acteur et musicien Stéphane Varupenne monte la pièce dans une nouvelle adaptation française et de très beaux décors signés Eric Ruf. Il faut saluer le choix de monter ce texte, fable historique d’une drôlerie renversante, qui constitue aussi une magnifique ode à l’humanité et à la vie. L’histoire début à la fin des années 1920 en Union Soviétique, dans un appartement communautaire dont les pièces sont séparées par de minces cloisons. En pleine nuit, un chômeur tiraillé par la faim, Sémione Sémionovitch, réveille son épouse en allant chercher un saucisson de foie. Une violente dispute éclate qui laisse notre héros sur le carreau, menaçant son épouse, et la mère de cette dernière réveillée elle aussi, de mettre fin à sa misérable existence. Folle d’inquiétude, sa femme alerte tout le voisinage, des intellectuels aux bouchers en passant par le prêtre, qui le supplient, au contraire, de se suicider pour eux. « La mort vous rendra plus intéressant que la vie » lui confient-ils en substance.
“Suicidez-vous !” pour nous
Car chacun, du petit bourgeois au professeur de philosophie, du policier à la grande bourgeoise romanesque, en passant par le charcutier et l’artiste, souhaite la mort de Sémione, pour s’approprier une part de malheur ainsi que l’héroïsme du misérable chômeur. C’est pour les masses, la collectivité, le bien commun, que Sémione doit mettre fin à sa vie, et c’est ce qu’il commence aussi par croire, ce qui lui donne de l’importance et du courage, héros malgré lui d’une féroce satire sociale qui prend pour cible l’appareil d’Etat et l’oppression totalitaire. Tous, y compris Sémione, ont peur de tout et de tous, et seule la mort peut donner un semblant de gloire dans ce monde qui nie tout désir et toute revendication personnelle et créative. La censure stalinienne interdira définitivement toute représentation en 1931, malgré l’enthousiasme amical et actif des metteurs en scène Meyerhold et Stanislavski, du romancier Gorki qui considérait Erdman comme le nouveau Gogol. La pièce est considérée comme « vide et nuisible » et ne sera rejouée en Russie qu’en 1990.
À la vie !
Aujourd’hui, dans cette nouvelle mise en scène, la fable soviétique prend des allures de farce intemporelle qui résonne curieusement à nos oreilles du 21° siècle. Dans le rôle du héros suicidaire, Jérémy Lopez démontre une nouvelle fois qu’il est un grand acteur, capable d’incarner de manière viscérale un prince ou un damné de la terre. Son Sémione est angoissé, hagard et roublard, perdu et malin, prêt à toutes les lâchetés et à toutes les compromissions, définitivement conscient de peu de considération de la société à son égard. Son jeu est puissant, nerveux, sans crainte du grotesque et de la démesure, sans perdre de vue le spectateur qu’il interpelle de son regard fiévreux avec sincérité et émotion. Face public, il joue aussi dans le public, n’hésitant pas à fuir ses congénères en se frayant un chemin entre les fauteuils de l’orchestre. Cette circulation est facilitée par une scénographie astucieuse, un appartement gigogne en forme d’immense boite à jouer, dont les différents niveaux débouchent sur d’autres pièces dans de belles lumières de Nathalie Perrier.
Une troupe
Autour de Jérémy Lopez gravitent des sociétaires et jeunes pensionnaires au talent confirmé. Adeline d’Hermy, dans une tenue de collégienne anglaise signée Gwladys Duthil, campe une femme enfant hyper-sensible à l’allure de poupée, gamine, caricaturale et drôle, tandis que Florence Vialla, cheveux gris, joue sa mère de manière plus fine que parodique. Dans le rôle de l’intellectuel pervers et démoniaque, Serge Bagdassarian éblouit de ruse et de malignité dans son costume étriqué et ses gestes cintrés. Julie Sicard, Anna Cervinka, Sylvia Bergé, Clément Hervieu-Léger, Clément Bresson, Christian Gonon, Yoann Gasiorowski, Léa Lopez, Adrien Simon et Melchior Burin des Roziers complètent cette distribution haute en couleur et en musique, dont l’éclat grotesque brouille pourtant la gravité émotionnelle inhérente à cette fable mordante. Mais au final, c’est bien la vie, dans ses habits misérables et son allure minable, qui triomphe. Quand le cercueil s’ouvre, la vie recommence, vaille que vaille. C’est ce qui est très beau.
Hélène Kuttner
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