“Le Roi Lear” version Thomas Ostermeier à la Comédie-Française
Dans une nouvelle adaptation d’Olivier Cadiot, le chef-d’œuvre de Shakespeare fait son entrée dans la salle Richelieu avec dans le rôle-titre Denis Podalydès. Une version féministe qui interroge davantage l’usure du pouvoir et l’héritage plutôt que la folie dévastatrice, monstrueuse et fantastique qui s’empare de tout un royaume.
Le silence de Cordélia
Le Roi Lear, c’est une pièce phare, une pièce monstre, à laquelle les metteurs en scène et les acteurs n’osent s’affronter que dans la maturité de leur art. Le Berlinois Thomas Ostermeier, né en 1968, en avait envie, surtout après avoir déjà monté, avec brio, La Nuit des Rois, dans cette même salle de la Comédie Française et avec Denis Podalydès. Ses mises en scène splendides de Shakespeare, d’Ibsen ou de Tchekhov font le tour du monde, mais il adore la France et ses auteurs pour avoir récemment présenté Vernon Subutex de Virginie Despentes, Retour à Reims de Didier Eribon ou Qui a tué mon père ? d’Edouard Louis. Le théâtre aujourd’hui doit s’adresser à nous tous, jeunes comme plus âgés, avec des problématiques de notre époque. D’où certainement ce désir du metteur en scène de gommer les attributs propres de la royauté médiévale et son historicité. Ce n’est pas la mort tragique qui l’intéresse, mais plutôt comme les êtres humains s’accrochent jusqu’au désespoir à leur poste, à leur succession, à leur héritage. La pièce débute d’ailleurs sur un décor de lande sombre et sauvage, celle-là même qui doit normalement être le décor de la deuxième partie de la pièce, au moment où la folie s’empare de tous les personnages. Seul un fauteuil est l’attribut du trône du roi qui va tester, en échange d’une succession royale, l’intensité amoureuse de ses trois filles à son égard.
Entre surprise et paranoïa
Denis Podalydès, merveilleux comédien, est parfait dans ce rôle de père abusé. En effet, si Goneril (Marina Hands) et Regan (Jennifer Decker) aux corps fuselés, vêtus de cuir et de soie sombre, manifestent un amour immodéré pour leur géniteur, espérant une récompense qui pourrait les venger de son pouvoir et leur accorder à elles aussi, avec leur maris, une part importante du gâteau, Cordelia (Claïna Clavaron) ne parvient pas à sortir d’un silence embarrassé, avouant à son père qu’elle doit d’abord assurer son amour à son futur mari. D’entendre un tel propos de la part de sa fille préférée projette Lear dans une colère noire, colère et dépit allant de pair jusqu’à se faire détester par Goneril et Regan qui rivaliseront de cruauté à son égard. L’intrigue, qui file progressivement vers une tempête de violence, se déroule sous nos yeux au moyen d’une traverse qui découpe la salle et permet aux acteurs de prendre la pose au moyen d’un bavardage complice avec le public. Les lumières partagent aussi l’espace, et l’on a plaisir à admirer le jeu de Christophe Montenez en pervers Edmund, qui rumine sa vengeance contre son frère Edgar (Noam Morgensztern) et leur père Gloucester, incarné par le talentueux Eric Genovese, double inconscient de Lear dans sa perte de pouvoir et son humiliation.
Une femme nommée Kent
Plus discutable est la proposition de faire jouer Kent, l’ami fidèle de Lear, par la comédienne Séphora Pondi, alors que l’on sait pertinemment que le monarque est entouré d’une cour d’aristocrates masculins qui s’entraident ou s’entredéchirent à coup d’exploits guerriers. Les maris de Goneril et de Regan ont d’ailleurs été biffés de cette version scénique, laissant aux épouses le soin d’assumer seules leur vengeance féminine. Malgré le talent des comédiens, dont Stéphane Varupenne dans le rôle du Fou, on assiste à la représentation sans goûter le souffle épique de la tragédie cosmique, ni la beauté des vers poétiques de Shakespeare qui nous enverraient dans un autre monde. Celui qui nous est représenté ici est peut-être trop glacé, trop clair, trop psychologique. Dommage.
Hélène Kuttner
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