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“Le Mage du Kremlin” où la plongée glaçante dans les affres du pouvoir russe à la Scala

Hélène Kuttner 7 septembre 2024
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© Thomas O'Brien

Le metteur en scène Roland Auzet donne à voir, dans une libre adaptation théâtrale, le roman magistral de Giuliano da Empoli, succès mondial qui fut couronné du grand prix du Roman de l’Académie française. Une plongée dans les eaux glacées du pouvoir russe en compagnie d’un spin Doctor qui raconte la fin d’Eltsine, le passage du totalitarisme au capitalisme sauvage jusqu’à l’avènement d’un nouveau Tsar, Vladimir Poutine. Incarnée par de brillants comédiens, la pièce de deux heures prend place dans une scénographie qui multiplie les écrans et les micros de manière quasi oppressive. 

Maitre du temps

© Thomas O’Brien

La Russie fascine autant qu’elle effraie. L’écrivain italien Giuliano da Empoli en a démonté brillamment les mécanismes politiques, la terrible machinerie d’oppression populaire, à travers une fresque éblouissante qui se déploie sur plusieurs décades, des années 1990, celles de la libéralisation des moeurs et du pouvoir, jusqu’à la reprise en main autoritaire de l’ex-fonctionnaire du KGB, devenu Président de toutes les Russies, Poutine. Ce que détaille avec un génie historique et une gourmandise pleine d’un humour très noir l’auteur, ce sont les intrigues, les manoeuvres des personnages qui ont oeuvré à l’édification d’un Tsar moderne, avec la propagande télévisuelle, les réseaux sociaux, les cadeaux de cour aux flatteurs. Un personnage énigmatique, Vadim Baranov, autrefois metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, devient progressivement l’éminence grise de Poutine, surnommé le Tsar. Ce personnage fictif est très inspiré de Vladislav Sourkov, amateur de rap, artiste et homme d’affaires, qui fut l’homme de l’ombre de Poutine. Comment des poètes deviennent de véritables loups féroces ? Comment des machines, des écrans manipulés, des ambitions démesurées, qui n’ont d’égal que le mépris cynique vis à vis des masses populaires, parviennent à édifier des gouvernants tout puissants qui menacent violemment notre monde ?  

Une mise en scène cinglante et crue

© Thomas O’Brien

Dans une scénographie constituée de miroirs et d’écrans, des lumières éclatantes nous aveuglent, tandis que des les panneaux lumineux s’affichent en rouge et en noir. Le sol est noir de jais, les canapés modernes d’un blanc cru : des studios de télévision, des appartements à la froideur clinique font surgir une faune de personnages grouillant dans les sphères du pouvoir et des médias. Il y a là Baranov, qu’incarne avec fureur le grand comédien Philippe Girard, que vient interviewer un journaliste français, Pierre Barthélémy, joué par Stanislas Roquette. Ksénia, la femme de Baranov, une vestale russe qui le met systématiquement en joue, manie l’agressivité comme un couteau suisse. Irene Ranson Terestchenko, excellente pianiste, campe la jeune femme, tandis qu’Hervé Pierre incarne le rond et sympathique Boris Berezovsky qui perdra la vie par trop de candeur. Claire Sermonne, qui joue et chante merveilleusement en russe et en français, et Andranic Manet, physique terrifiant de magnétisme, qui incarne à la perfection le jeune Poutine, complètent avec Anouchka Robert, la blonde Anja, et Jean Alibert, Prigogine, ces personnages hors normes.

Catch verbal

© Thomas O’Brien

Du naufrage du Koursk, le sous-marin nucléaire qui explosa mystérieusement dans la Mer de Barents, en laissant sans vie 118 membres de l’équipage en août 2000, à la terrible guerre de Tchétchénie, pour arriver aujourd’hui à l’invasion de l’Ukraine, qui se trouvait en germe dans le livre avec l’invasion de la Crimée, les événements traumatiques agissent comme des claques violentes, en réponse à une paranoïa permanente qui fait voir au Tsar des ennemis partout. Les comédiens virtuoses prennent en charge ces histoires, dans des discours parfois débordants de mots qu’ils s’échangent comme des combats de catch, laissant parfois le spectateur exsangue. Il se trouve que le son, la musique, les projecteurs qui multiplient effets de lumières stroboscopiques et vidéos d’archives, viennent amplifier l’outrance des discours et la violence des ruptures scéniques. Malgré tout, l’effervescence des effets spéciaux et la lourdeur du texte, le spectateur aguerri et curieux trouvera dans ce spectacle de quoi nourrir ses interrogations sur la longévité du totalitarisme russe, et sur la spécificité des pouvoirs totalitaires dont nulle démocratie n’est à l’abri. Il pourra savourer l’incroyable paradoxe entre l’appétence russe à la soumission à un tyran, et une sophistication éminente de la pensée qui tend à nier l’individu. Face à un Occident en perte de repères, la Russie reste nostalgique d’Ivan le Terrible. C’est un combat sans limites.

Hélène Kuttner 

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