Le Journal d’un fou – Théatre du Gymnase
Il est 21h20 et le public s’achemine jusqu’à la scène après le bel escalier exigu et les couloirs souterrains du théâtre du gymnase . La salle de pierres sans fenêtres prépare le spectateur à se plonger dans l’univers de Nicolas Gogol, et plus encore pour l’heure, dans son Journal d’un fou.
La nuit se fait enfin pour donner vie à l’espace scènique qu’une lumière empéchée par un torrent de fumée dessine à nos yeux comme le brouillard de Saint-Petersbourg.
Comme mu par les volutes et le chemin de cette combustion représentative, trainant un charrieau qui porte un alto, vêtu de guenilles, le visage barbouillé de salissures comme celui d’un guerrier, apparait devant nous le héros de Gogol Auxence Ivanov Propritchtchine (le nom veut dire celui qui cherche son « emplacement, sa carrière ») incarné admirablement par le jeune comédien Syrus Shahidi.
Les premiers gestes du comédien et l’usage d’un instrument comme l’alto à la couleur musicale grinçante donnent le « LA » de l’inquiétante toreutique avec laquelle, la metteuse en scène et le comédien ont refaçonné le métal de l’ œuvre (sa résistance au ciselage) qualifiable d’autobiographique au pouvoir suggestif délicatement violent.
Est-il besoin de rappeler le synopsis de ce chef d’œuvre dramatique ?
La mise en scène, et la découverte d’un tel pan littéraire par un néophyte ne font ils pas faire un plus grand voyage dans l’imaginaire à ce dernier la découvrant, qu’à un averti la réanalysant, la digérant avec un autre liant ?
La metteuse en scène Wally Bajeux nous en livre aussi son ressenti au sortir de la representation. Elle nous confie, au-delà de sa demarche pro-active et altruiste qui transpire dans chacunes de ses créations, qu’elle a véritablement voulu rendre un hommage à Nicolas Gogol et, de l’entendre nous dire que ce texte est un peu quelque-part encore l’echo d’une souffrance d’outre tombe que les exhumateurs de l’écrivain ont pu matérialiser par les parois de son cercueil griffées par ses soins, enterré vivant qu’il fut.
Cette confidence vérace, autant que la foi qu’elle conjugue avec ce très jeune et talentueux comédien dans sa performance, à chaque entrée en scène, d’offrir secrètement en coulisse avec lui, une oraison, une prière commune comme un exercice spirituel pour remercier l’auteur et continuer à le faire vivre, atteste bien de sa pugnacité à vouloir le bien.
Cette force intérieure, qui chemine cette femme au succès dans toutes ces entreprises, je l’avais dèjà percue dans son extraordinaire mise en scène de la pièce Quai Ouest de Bernard Marie-Koltès dans laquelle on imaginait déjà là l’invisible beauté d’âme, autant que l’extraordinaire travail intérieur de chacun des comédiens, insufflés et contaminés qu’ils étaient tous d’un talent inhabituel.
Reste à présent à débroussailler l’incommensurable faune codifiée de démence dans laquelle Syrus Shahidi excelle, passant de la plénitude à la souffrance dans des transitions d’un ordre électrique. Des mimiques de crispation ajoutées à un phrasé qu’un métronome aurait du mal à rythmer, et les cris, les contorsions de ce jeune comédien, dans cette performance d’aliénation, laissent bien penser qu’il ne méconnait pas la folie des autres pour l’incarner avec tant de sincèrité.
Peut-être n’ignore-t-il pas la dimension historique, ethique et religieuse du fou dans l’evolution de la société ? Sur le plan sacré, au Moyen Age, le fou revêt un peu le caractère d’une idole, en quelque sorte, un être qui serait inspiré par Dieu. Foucault lui reconnait le rôle de « rappeler à chacun sa vérité ». Mais la maladie mentale dont souffre le protagoniste se nomme bel et bien Schizophrénie et tous les degrés de la maladie, Syrus sait les jouer avec un vrai talent. Ainsi, passe-t- il aisément et successivement du désordre intellectuel aux hallucinations visuelles et auditives, puis il est victime de fantasmes et de mégalomanie. Par cette analyse de la folie, telle qu’elle est présentée dans le Journal d’un fou, dans un pays et à une époque où la psychiatrie n’en est encore qu’à ses balbutiements, où les traitements relèvent plus de la torture que de la thérapie (même si des appels à plus d’humanité se font entendre), Gogol qui se réfère sans doute à ses propres troubles mentaux, fait œuvre de précurseur, tant sur le plan littéraire que médical.
Il est certain que le jeu sur scène de Syrus Shahidi aurait fait changer d’avis Prosper Mérimée, frileux jusqu’à condamner Gogol d’utiliser la folie comme un moyen de propagande parlant même de « trivialités ».
Le jeune comédien est tout sauf trivial et la physionomie de circonstance qu’il adopte touche aux points sensibles de notre inconscient.
Poursuivant à nous hypnotiser et à nous captiver, on prévoit un peu que l’acteur va se dépoitrailler; le torse nu étant devenu une sorte de figure obligée du théâtre actuel. Quoi qu’il en soit, l’image est juste et l’esthétique de la douleur qui bande les muscles est une délectation pour les yeux quand un corps est si bellement sculpté.
Bientôt, la semi-nudité du malheureux ne quitte plus notre regard epoustouflé de la violence avec laquelle il s’inflige lui-même les coups qu il reçoit à l’asile en guise de traitement.
Puis, transi de froid, le comédien se blottit soudain en chien de fusil, en arrière plan de la scène, et les mots qui viennent s’ajouter à ses frissons plaquent l’accord final : « … une corne résonne dans le brouillard… Est-ce ma maison, cette tache bleue au loin ?… Est-ce ma mère, assise devant la fenêtre ?… Maman ! Sauve ton pauvre fils ! Laisse tomber une petite larme sur sa tête endolorie… ».
Yves-Alexandre Julien
Le Journal d’un fou
De Nicolas Gogol
Mise en scène de Wally Bajeux
Avec Syrus Shahidi
A partir du 1er octobre 2012
Dimanche et lundi à 20h00 – Mardi à 21h30
Théatre du Gymnase Marie Bell Salle
Studio Marie Bell
38, bld Bonne-Nouvelle
75010 Paris
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