Le côté de Guermantes : Proust à la Comédie Française
L’écrivain et metteur en scène Christophe Honoré s’empare du troisième volume de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust en embarquant la troupe de la Comédie Française dans les limbes de la Belle Epoque et en swinguant sur des tubes seventies. Un spectacle troublant, iconoclaste et drôle, qui donne sacrément envie de replonger dans le roman.
Les Champs-Elysées
D’abord programmé au printemps dernier, cette dernière création du Français a du migrer au Théâtre Marigny pour cause de travaux de la Salle Richelieu. C’est donc tout au bord des Champs-Elysées que se joue le spectacle, et l’immense plateau figurant le hall d’un hôtel particulier aux pompeuses colonnes se fait habilement prolongement de la salle, en s’ouvrant au fond sur les jardins que le jeune Marcel Proust fréquentait étant enfant. Stéphane Varupenne, visage rond et regard candide, incarne le narrateur à la conquête d’un monde, la grande aristocratie du Faubourg Saint-Germain dominée par le personnage d’Oriane de Guermantes, duchesse de son état et astre total qui brille de tout son éclat pour le narrateur. C’est bien elle, qu’Elsa Lepoivre donne à voir dans toute sa splendeur lors d’une toute première scène en apparaissant comme un rêve de femme, qui aiguillonne la passion et la curiosité de Proust, avide de découvrir le théâtre de cette aristocratie organisée en castes familiales, arrogante et dédaigneuse, brillante d’un esprit d’une causticité sans failles. Le contraire, radicalement, de son enfance provinciale à Balbec.
Peintures sociales
Par son adaptation et sa mise en scène, Christophe Honoré se veut infidèle, intrépide, iconoclaste et anachronique. Les fantômes des personnages que les acteurs doivent invoquer dans une « séance de nécromancie » viendront à leur rencontre, à eux de les réinventer aujourd’hui, avec leurs mots d’hier, d’avant la Guerre de 14-18 : leur antisémitisme virulent et fondateur au moment de l’affaire Dreyfus, leur snobisme méprisant, leur consanguinité pitoyable, leur vernis de culture arrogant, leurs moqueries incessantes. Pour convoquer cette mémoire de personnages fantômes, que Pascaline Chavannes habille telles de fantasques figurines, le metteur en scène les fait défiler sur des tubes, la nostalgie et le charme de la variété opérant comme des catalyseurs de tristesse et d’ironie. My Lady d’Arbanville de Cat Stevens, entonnée par Stéphane Varupennes, micro en main, et Ton style c’est ton cul par Sébastien Poudéroux, Saint-Loup, qui chante Léo Ferré à sa petite amie Rachel, jouée par Rebecca Marder dont on peut admirer la plastique charnelle, peuvent surprendre les puristes. Il faut cependant reconnaître que ces moments de théâtre réjouissent les comédiens et nous amusent, comme peut-être l’écrivain maladif, dans sa chambre, s’amusait de ce mélange des genres entre une aristocratie faussement victorieuse, les bons mots des personnages qui jouaient leur propre rôle, et l’histoire qui s’avançait, en armes, pour faire éclater les empires. Comme pour mieux faire éclater, sous le vernis d’une politesse de convenance, une méchanceté aussi acide que politique.
Numéros d’acteurs
Dominique Blanc (La Marquise de Villeparisis), Laurent Lafitte (Le Duc Basin), Anne Kessler (La Comtesse de Marsantes) et Serge Bagdassarian, qui compose un Baron Charlus plus insupportable que jamais, grande folle capricieuse et égocentrique, sont les autres stars du spectacle, que nous admirons avec Florence Viala, Julie Sicard, Yoann Gasiorowski, Gilles David, Julie Sicard et Loïc Corbery qui campe un Swann bouleversant dans la scène finale en forme de chant du cygne sur Nights in White Satin des Mody Blues. Tout ce petit monde disparaît donc par l’ouverture du fond, happé par le trou noir de l’histoire, figures réelles, rêvées ou fantasmes par notre imaginaire, et que Marcel Proust ne renierait sans doute pas. De quoi replonger, ou plonger, dans l’oeuvre écrite, pour savourer ou exécrer cette comédie humaine à la Balzac, éminemment française et théâtrale.
Hélène Kuttner
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