“Le Ciel de Nantes” à L’Odéon par Christophe Honoré
Dans un ancien cinéma, l’auteur-réalisateur et metteur en scène Christophe Honoré convoque sur scène tous les membres de sa famille, fantômes disparus ou parents proches encore encore vivants. Avec eux, il se fait narrateur d’une histoire entre réalité et fiction pour faire revivre des personnages auxquels donnent vie de magnifiques comédiens. La chanteuse Barbara colore cette création au Théâtre de l’Odéon.
À la recherche du temps perdu
Marcel Proust a bâti son oeuvre littéraire en transfigurant tous les personnages qui peuplaient sa vie, et qui devinrent, par la puissance de son écriture si particulière,si précise et si poignante, les mythes éclatants de son théâtre de chambre. Qui était celle dans laquelle il écrivait chaque soir. « Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à une forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités » écrivait-il dans Le Temps retrouvé. Dans le sillage du grand auteur, Christophe Honoré peuple la scène de trois générations familiales, que Mémé Kiki, la grand-mère devenue soudain veuve de guerre en 1943, alors que les bombes pleuvent sur Nantes, domine allègrement. La comédienne Marlène Saldana interprète ce dynamique chef de clan avec un talent explosif, une poigne mêlée de tendresse saisissante. C’est Kiki, grand mère terrible au grand coeur, qui donnera à son deuxième mari, Puig, un espagnol volage et violent, joué par Harrison Arévalo, huit enfants, en plus des deux premiers faits avec le mari mort à la guerre.
À chacun sa vérité
Et voici Marie-Do, la mère de l’auteur, campée par son frère Julien Honoré, et la soeur de Marie-Do, Claudie, qu’interprète Chiara Mastroianni, fille de Marcello Mastroianni et de Catherine Deneuve. Fragile, Claudie fera plusieurs tentatives de suicide, un séjour en hôpital psychiatrique, avant de se défenestrer. Voici Roger, son frère, joué par Stéphane Roger, hâbleur et tonitruant, revenu de la Guerre d’Algérie avec un racisme chevillé au corps, et la culpabilité déchirante d’avoir laisser échappé sa femme et perdu son garçon, tué par la toxicomanie. A ses côtés, l’autre frangin, Jacques, responsable jouant les aînés, flexible sur l’alcool, et chargé de recoller tous les morceaux cassés d’une famille qui a traversé les désastres de la guerre, profité de la croissance des Trente Glorieuses mais aussi subi le fléau du chômage dans les années 70. Jean-Charles Clichet est épatant dans ce rôle de grand-frère, trop intelligent pour ne pas s’en sortir sans filouterie.
Un narrateur qui danse sur l’histoire du siècle
Youssouf Abi-Ayad incarne ce danseur narrateur qui raconte en reconstruisant son histoire, alors que chacun des personnages lui coupe la parole en introduisant sa propre version. Le spectacle prend alors l’allure d’un ensemble choral dont les choristes aiment à prendre des libertés en reconstruisant sans cesse la trame principale avec des ajouts. Des morts, des souffrances, des abandons, des exclusions, des accidents, comme celui qui survient au père du narrateur alors qu’il sort juste de l’enfance, il y en a beaucoup dans ce spectacle. Mais ils sont transcendés par l’humour, la mordante ironie des dialogues qui crient la rage de vivre et d’exister dans cette Bretagne entre la campagne de l’ouest et la grande ville reconstruite en barres de HLM.
Amour quand tu nous tiens
Le film que l’auteur n’a pas pu réaliser sur sa famille, et que sa mère refuse, il en présente quelques extraits joués par ses amis comédiens : Marina Foïs, Alex Beaupain, Benjamin Biolay, Pierre Deladonchamps, Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste et Ludivine Sagnier. Et sa propre mère, filmée à la toute fin. Mais ce qui apparaît à travers ce puzzle reconstitué, fouillis, impressionniste, trop bavard parfois, est l’immense tendresse qui lie tous ces personnages et l’auteur. Transfuge de classe, Christophe Honoré, qui a grandi à Rostrenen dans les Côtes d’Armor l’est certainement, grâce aux études littéraires et cinématographiques qu’il poursuit à Rennes et son puissant désir de créations tous azimuts et à ses douze films réalisés. Sheila, Joe Dassin, Julio Iglésias, Haydn, Keith Jarret et les tubes des années 70, nous enveloppent d’une nostalgie bon enfant et mélo à souhait, pour exprimer justement la valeur de cet héritage qui se prend à bras le corps et sans faire de distinction. A ce propos, tous les comédiens sont formidables d’engagement et d’inventivité, prenant tour à tour la scène comme sur un ring de boxe pour interpréter ce spectacle puissant comme un long fleuve intranquille qui crie la rage de vivre et de rester libre.
Hélène Kuttner
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