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“L’Avare” magnifique de Michel Boujenah

Hélène Kuttner 17 janvier 2022
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©PHILIP DUCAP

Dans une mise en scène lumineuse de Daniel Benoin flirtant avec le cinéma de Fellini et la poésie du cirque, Michel Boujenah est un magnifique Harpagon, solitaire et rageur comme un gamin méchant. Face à l’hypocrisie et à la lutte entre les générations, la langue de Molière se fait plus puissante et plus moderne que jamais. 

Une grande maison au toit dévasté

©PHILIP DUCAP

Le ciel affiche le bleu dur d’un hiver glacé et la neige tombe à gros flocons dans la superbe scénographie de Jean-Pierre Laporte, vaste maison percée d’éclats de ciel, aux portes géantes et aux fenêtres à persiennes striées de lumière. Comme si l’action, l’intrigue de Molière allait avaler en urgence tous ses personnages. Les voilà justement qui déboulent, les jeunes d’abord avec l’énergie fougueuse de leurs vingt ans et la férocité de ceux à qui on interdit de vivre. Elise, sensuelle Mélissa Prat, qui file avec Valère, Mathieu Métral, un amour clandestin et torride alors que ce dernier, pour atteindre son objectif, est entré au service d’Harpagon comme intendant. Voici le frère, Cléante, Anthonin Chalon, qui en pince pour la belle Elise, reluquée par son paternel qui a plus du double de son âge. Ces jeunes là ne perdent pas de temps à se morfondre et à se lamenter. Daniel Benoin les dirige gorgés de vitalité et de désir, comme pour mieux annoncer l’arrivée funeste d’Harpagon et la confiscation de tout bonheur, de tout désir, de tout enthousiasme, par un père obsédé, égoïste et jaloux.

Harpagon cruel et pitoyable

©PHILIP DUCAP

Tel un clown triste, Michel Boujenah traverse la scène d’un pas vif, dodelinant dans son costume tout noir, rapiécé, une simple calotte sombre sur sa tignasse en bataille, toute blanche. Le manteau est long, un vieux mouchoir ressort d’une poche, et la noirceur de l’habit, que rehausse par moment une fraise en dentelle blanche, tranche sur l’apprêt des autres costumes, superbement travaillés et signés par Nathalie Bérard-Benoin. Il est en colère, ce père avaricieux et peu sympathique, saisi d’une paranoïa totale et d’un sentiment de perte constante. Tout le monde le vole, tous lui en veulent, ses enfants en premier, puis ses domestiques, cocher et cuisinier interchangeables en raison de la disette imposée, incarnés par Paul Chariéras. Michel Boujenah ne tente pas de l’adoucir, ce personnage acide aux mots terribles pour ses enfants : il l’incarne dans son humanité blessée, sa fureur gamine, violente, qui déportent tout son intérêt, son amour pour cet argent, adoré à l’égal d’une femme. Molière, avant Freud, avait tout compris de l’obsession possessive de l’argent comme fonction de l’être. Boujenah le joue avec une belle sincérité, de son oeil bleu de chat, et entretient avec chacun des personnages un jeu mêlé de ruse, de séduction, de perversité, de rage, pour mieux dominer.

Du coté de Fellini

©PHILIP DUCAP

Il y a dans ce spectacle une porte centrale qui ouvre sur un extérieur cinématographique, des images de rêve et de cauchemar, qui abolissent le réel. De là surgissent de pauvres domestiques dépenaillés et hagards, saisis par le froid, tandis que le fidèle La Flèche -Bruno Andrieux- qui connaît son avare sur le bout des ongles, se colle comme un gros chat sur les parois vitrées du seul cabinet réchauffé par un feu de cheminée. Dans ce monde dominé par un tyran puéril et fou, il faut ruser et jouer des coudes comme Frosine, l’entremetteuse qui vit de trafics et de mensonges, explosive Sophie Gourdin. Dès lors, on bascule du côté du burlesque, de la farce et du cirque. Harpagon se métamorphose en Pierrot lunaire et les familles se retrouvent à faveur de coups de théâtre fantastiques après d’hypothétiques naufrages sur un castelet baroque rutilant de rouge et d’or. Avant que le héros, lié à sa cassette retrouvée, disparaisse sous la terre, nu comme un vers, livrant au public son ultime désespoir.

Hélène Kuttner

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