“L’Avare” enragé de Michel Boujenah
Dans cette nouvelle production dirigée par Daniel Benoin au Théâtre Anthéa d’Antibes, le comédien Michel Boujenah incarne un Harpagon solitaire et rageur comme un gamin méchant. Entouré de comédiens chevronnés comme Nathalie Cerda qui joue Frosine, il compose un Avare magnifique d’humanité définitivement perdue.
Une grande maison au toit dévasté
Le ciel gronde et la neige tombe à gros flocons dans la superbe scénographie de Jean-Pierre Laporte, vaste maison percée de ciel gris, aux portes géantes et aux fenêtres à persiennes striées de lumière. Comme si l’action, l’intrigue de Molière allait avaler en urgence tous ses personnages. Les voilà justement qui déboulent, les jeunes d’abord avec l’énergie fougueuse de leur vingt ans et la férocité de ceux à qui on interdit de vivre. Elise, sensuelle Mélissa Prat, qui file avec Valère (Frédéric De Goldfiem) un amour clandestin et torride pour son bienfaiteur, entré au service d’Harpagon comme intendant. Voici le frère, Cléante (Jonathan Gensburger) qui lui même avoue son amour pour Elise dans une ardente passion sentimentale. Ces jeunes là ne perdent pas de temps à se morfondre et à se lamenter. Daniel Benoin les dirige gorgés de vitalité et de désir, comme pour mieux annoncer l’arrivée funeste d’Harpagon.
Un Avare cruel et pitoyable
Tel un clown triste, Michel Boujenah traverse la scène d’un pas vif, dodelinant dans son costume tout noir, rapiécé, une simple calotte sombre sur sa tignasse en bataille, toute blanche. Le manteau est long, un vieux mouchoir ressort d’une poche, et la noirceur de l’habit, que rehausse par moment une fraise en dentelle blanche, tranche sur l’apprêt des autres costumes, superbement travaillés, signés de Nathalie Berard-Benoin. Il est en colère, ce père avaricieux et peu sympathique, saisi d’une paranoïa totale et d’un sentiment de perte constante. Tout le monde le vole, tous lui en veulent, ses enfants en premier, puis ses domestiques, cocher et cuisinier interchangeables en raison de la disette imposée, joués par Paul Chariéras. Michel Boujenah ne tente pas de l’adoucir, ce personnage acide aux mots terribles pour ses enfants : il l’incarne dans son humanité blessée, sa fureur gamine, violente, son amour pour son argent, qui le représente, grimaçant et d’un égoïsme monstrueux.
Mise en abîme baroque
Noémie Bianco, Marianne extravertie, et Nathalie Cerda, magnifique Frosine, sont les deux femmes qui font basculer la pièce vers un heureux dénouement, que Molière fabrique à la va-vite, en tricotant de riches alliances qui se révèlent sur un coup de théâtre. Le fait de faire apparaître ces personnages dans des habits baroques et des couleurs chaudes, dans un castelet en fond de scène, participe de la réussite du spectacle. Qu’est-ce que le réel, ce tyran en noir et blanc qui terrorise tout le monde, ou les créatures qui surgissent comme par magie pour dénouer la folie d’une société dominée par l’argent ? Ce n’est qu’à la toute fin qu’Harpagon « s’humanise » enfin, lorsque le vieil homme, à moitié nu, sans sa cassette d’or, se plongera lui-même dans la terre, face public, comme s’il n’était plus rien. Souffrance ultime d’un Pierrot tout blanc face à sa propre mort qui ne nous lâche pas du regard.
Hélène Kuttner
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