“Lady Macbeth de Mzensk” : carnage sublime à l’Opéra Bastille
C’est l’une des plus belles productions d’opéra que le metteur en scène Krzysztof Warlikowski nous propose actuellement. Une œuvre brûlante d’un tout jeune Chostakovitch, censuré par le stalinisme dans les années 30 pour “pornographie” et dépeignant une satire tragique de son pays. Aušrinė Stundytė, qui incarne au sens propre le rôle-titre, y est sublime, bien que blessée à la deuxième représentation avant le troisième acte. Ce sont donc les deux premiers actes dont nous rendons compte ici, qui présagent déjà le meilleur de l’opéra.
Une œuvre puissante et féministe
C’est dans un immense abattoir que s’ouvre le premier tableau, alors que les carcasses de bœufs et de porcs ouvrent leurs flancs sanguinolents dans l’attente d’être dépecées. C’est donc un “balance ton porc” général qui sous-tend le tableau et que domine la petite et forte Katerina, Aušrinė Stundytė, soprano lituanienne capable de tout ici, des médiums doux et veloutés aux cris rauques et stridents, sensuelle et violente, mystérieuse et cash, moderne et antique épouse du patron de l’usine, qui se consume d’ennui avant d’être broyée par ses crimes. Proie de tous les regards dans un monde d’hommes marchands et prédateurs, elle est surveillée par son tyrannique beau-père et négligée par son mari, un faible, qui a mieux à faire. Avec une puissance saisissante, le livret de Chostakovitch fait de cette Bovary russe la victime d’un système déjà concentrationnaire, dans lequel la femme n’a pas d’autre injonction que de cuisiner et d’obéir aux hommes. La force de la mise en scène est de nous montrer clairement comment la répression fait des anciennes victimes des bourreaux, comment le pouvoir change de main, de politique à sexuel.
Une sexualité omniprésente
Le désir sexuel balaie tout l’opéra, imposant avec un rythme effréné des joutes de pouvoir et de domination. La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est de ce point de vue magistrale d’intelligence, car elle colle à la lettre au texte du livret dans sa violence et son efficacité politique. Les chœurs magnifiques de l’Opéra de Paris deviennent la foule des ouvriers et des hommes abrutis par le travail à la chaîne et assoiffés eux aussi de sexe, et la scène de viol collectif, sous les néons de l’usine, menée par le nouvel ouvrier Serguei, campé par le très bon Pavel Černoch, est effroyable de force et de vérité. Aksinya, superbe Sofija Petrović, en sera la victime expiatoire, brebis égarée parmi les loups devant les yeux de Katerina qui s’en va régler leur compte aux bourreaux avec un éloquent discours féministe. Mais le livret et le spectacle ne tombent jamais dans le manichéisme, ils déflorent avec magnificence l’aspiration collective à la transgression.
Une musique faite de chair
Dès lors, la course vers l’enfer du crime commence pour l’héroïne meurtrie, que le compositeur défend de bout en bout avec une partition éblouissante. Dans l’espace clinique qui agit comme un accélérateur de tensions et de risques, comme une course de survie, les chanteurs défendent à fond leurs personnages. L’amour torride, insensé, de Katerina et de son amant Serguei s’oppose à la tyrannie médiévale exercée par le beau-père Boris, merveilleux Dmitry Ulyanov, un “œil de Moscou” qui fricote avec la cuisinière et verrouille toutes les serrures. Les scènes de sexe, éclairées de rouge, sont elles-mêmes rythmées par le tempo musical, les cors et les tubas font délicieusement écho au coït des personnages tandis que la musique, dirigée somptueusement par le chef Ingo Metzmacher, décline toute la richesse de sa partition luxuriante : tonale parfois, atonale quelquefois, militaire, lyrique, folklorique, pompeuse, romantique, variant ses couleurs et ses genres à l’infini et modelant une action avec une humanité et une vivacité incroyables. Et l’orchestre se fait l’interprète joyeux de cette fête terriblement vivante et forte.
Hélène Kuttner
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